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« De l’utilité des mensonges politiques »


Le semeur de fausses nouvelles, Le petit journal, mars 1915

Les propositions de loi contre « la manipulation de l’information en période électorale », votées par l’Assemblée nationale dans la nuit de mardi à mercredi, prévoient qu’un candidat ou un parti pourra saisir le juge des référés pour faire cesser la diffusion de « fausses informations ». L’auteur de cet article paru le 23 février 1800 dans le quotidien La Clef du cabinet des souverains, déjà préoccupé par les fausses nouvelles, rappelle que les hommes politiques ne sont pas les derniers à les faire circuler. Et met en évidence des conceptions politiques et journalistiques de la vérité très particulières.

La maxime des théologiens, qu’il n’est pas permis de dire le moindre mensonge, quand même on pourrait par-là sauver le monde, n’est guère suivie, surtout dans les matières politiques. Quel est le royaliste, quel est même le républicain qui se ferait scrupule de dire les plus grands mensonges, si par ce moyen l’un croyait pouvoir sauver le trône et l’autre la patrie ?

Il est reconnu qu’en politique non seulement il est permis, mais que souvent c’est un devoir de mentir. De graves auteurs ont montré par des préceptes et des exemples l’utilité des mensonges politiques. Ils ont prouvé que l’art de négocier n’est que l’art de mentir ; que l’art même de gouverner n’est pas autre chose, puisqu’on ne peut régner sans dissimuler, sans tromper les peuples. Il serait à désirer qu’un homme de génie traitât, ex professo, de l’art de mentir en politique, et en prescrivît les règles avec méthode et avec clarté. En attendant qu’on donne au public cet important ouvrage, nous traiterons ici en peu de mots la partie de ce sujet qui est le plus de notre ressort, c’est-à-dire, des fausses nouvelles et de la manière de les rendre utiles.

Il n’est pas nécessaire de prouver combien il est facile de répandre et d’accréditer de fausses nouvelles, même les plus absurdes. Il n’y a pas de nouvelliste qui ne le sache par sa propre expérience. Le public de tous les pays a un merveilleux penchant à tout croire, et ressemble à cette multitude dont un cardinal légat disait : trompons ces gens-là puisqu’ils veulent être trompés. Mais plus un art est facile, plus il faut l’exercer avec habileté, si on veut y acquérir de la réputation. Ainsi le nouvelliste qui veut se distinguer ne doit dire que des mensonges d’une utilité réelle, et dont les effets ne puissent jamais devenir nuisibles.

La patrie vient-elle d’essayer quelque revers ? A-t-on perdu une bataille ? Le nouvelliste patriote et éclairé ne tait pas un fait déjà connu, mais il accompagne son récit de circonstances qui en diminuent l’impression. Nous avons cédé, dira-t-il, le champ de bataille, il est vrai ; mais l’ennemi a fait une perte plus considérable que la nôtre, et il est perdu sans ressource, s’il obtient encore une semblable victoire. Se piquer d’être exact et sincère dans les relations des malheurs récents, c’est faire un étrange abus de la fidélité historique, et se montrer mauvais citoyen. Tite-Live blâme, avec raison, l’imprudence de ce consul romain, qui, après la journée de Cannes, avoua aux députés des alliés toute la perte qu’il avait faite. L’effet de cette sincérité fut que les alliés jugèrent que Rome ne pourrait jamais se relever, et qu’ainsi, il fallait s’unir à Annibal.

Plutarque rapporte qu’un Athénien fut cruellement torturé pour avoir débité une mauvaise nouvelle, qui était pourtant vraie. Ayant su d’un étranger qui avait débarqué au Pyrée, que la flotte de Nicias avait été battue, il courut annoncer cette nouvelle aux magistrats. On lui demanda d’où il tenait cette nouvelle ; n’ayant pu nommer son auteur, il fut châtié comme alarmiste et perturbateur du repos public. S’il eût annoncé une fausse victoire, probablement il eût été traité comme Stratocles. Ce Grec persuada aux Athéniens d’offrir aux Dieux un sacrifice pour les remercier de la défaite de la flotte ennemie. Il savait néanmoins que la flotte d’Athènes avait été bien battue, et la nouvelle de cette défaite ne tarda pas à se répandre. Le peuple s’emporta contre l’imposteur et voulait le punir sévèrement ; mais il n’eut qu’un mot à dire pour calmer ce courroux : « Quel tort vous ai-je fait ? je suis cause que vous avez eu trois jours de bon temps. » Il faut avouer que les Athéniens furent bien bons de se contenter d’une telle excuse. Si Stratocles leur procura trois jours d’allégresse par un mensonge, il ne leur rendit que plus sensible le poids du malheur, lorsqu’ils furent instruits de la vérité. D’ailleurs, les réjouissances publiques, les sacrifices aux Dieux, les Te Deum pour des victoires imaginaires font mépriser toute une nation en apprêtant à rire à ses dépens.

Les fausses nouvelles qui dérobent ou retardent la connaissance de quelques revers, ont encore l’inconvénient plus grave, d’empêcher qu’on ne songe aux moyens de les réparer, et de faire perdre un temps précieux. Si tel général, par exemple, après avoir essuyé une défaite, avait rendu un compte fidèle de son malheur, au lieu d’écrire qu’il avait battu l’ennemi et que bientôt il l’exterminerait, le gouvernement se serait hâté de lui envoyer des secours, et il aurait ainsi prévenu les plus grandes calamités.

Il serait aussi aisé qu’inutile de multiplier les exemples des inconvénients qu’entraînent les fausses nouvelles. L’histoire ancienne et moderne, et surtout celle de la révolution, en fournissent un grand nombre. Ainsi, en convenant de l’utilité des faux bruits, en admettant la maxime de Catherine de Médicis qu’une fausse nouvelle crue trois jours peut sauver l’État, il faut aussi reconnaître que dans plusieurs circonstances, une fausse nouvelle peut le perdre ; et que pour dire des mensonges politiques utiles, il faut à l’amour de la patrie joindre les lumières.

LE LIVRE
LE LIVRE

La Clef du cabinet des souverains de Charles-Joseph Panckoucke, 1797-1805

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