Des crayons et des kalachnikovs
Publié dans le magazine Books n° 90, juillet/août 2018.
Les enfants témoignent des atrocités de la guerre à leur façon : en dessinant. Cette production éphémère, encouragée par les psychologues, intéresse de plus en plus les historiens et les artistes. Et, depuis 2007, la justice pénale internationale.

Les reporters de guerre, les humanitaires et les enquêteurs le savent bien : les pires atrocités des conflits sont généralement commises sans témoins directs. On peut certes tenter de reconstituer les faits, à partir de récits de rescapés, de photos et même d’images satellite qui fixent l’ampleur des destructions, avant et après. Mais, si fortes soient-elles, ces preuves (invariablement récusées par les assaillants) ne seront qu’un pâle reflet de l’horreur brute, indicible, vécue par ceux qui ont tout vu et tout entendu.
Beaucoup d’entre eux sont des enfants. Selon l’Unicef, début 2016, plus de 87 millions d’enfants de moins de 7 ans avaient passé toute leur existence dans des zones de conflit. Parmi les 65 millions de personnes réfugiées et déplacées dans le monde, 28 millions sont également des enfants. Les guerres de Syrie et du Yémen ont mis à elles seules plus de 16 millions d’enfants en situation de besoin d’aide humanitaire urgente, selon une estimation de l’ONU. « Les enfants ont une expérience totale, une parole et une mémoire à part entière des violences de masse », écrit Zérane S. Girardeau dans l’introduction de Déflagrations, qui rassemble quelque 150 dessins sur « un siècle de guerres », de 1914-1918 au conflit syrien. Avec l’aide d’une équipe de spécialistes (historiens, psychologues, experts du droit international, humanitaires…), d’auteurs et de témoins, cet ouvrage a un objectif à la fois simple et abyssal : montrer « la guerre des adultes » par les yeux des enfants.
Les enfants dessinent, spontanément. « En zone de guerre comme ailleurs, ils se saisissent des crayons qu’on leur tend », note Manon Pignot, spécialiste de la Première Guerre mondiale. Mais, alors que les historiens auraient tendance à prendre ces témoignages avec une multitude de précautions méthodologiques, pour Zérane S. Girardeau ils sont universels : « C’est la magie du dessin. Il nous parle, sans traducteur ni intermédiaire. Au-delà des cultures, des époques et des territoires. »
Ces gribouillis à première vue naïfs ou maladroits se révèlent souvent incroyablement précis. En sa qualité d’ancien enquêteur pour Human Rights Watch au Darfour, Olivier Bercault raconte comment, un jour de 2005, dans un camp de réfugiés au Tchad, ses collègues ont distribué de quoi dessiner aux enfants, « pour les tenir occupés » pendant qu’ils débriefaient leurs parents sur le conflit qui faisait rage de l’autre côté de la frontière. Avant de se rendre compte que c’était dans leurs dessins qu’ils pouvaient trouver les preuves les plus flagrantes (uniformes, avions, blindés légers) de l’implication de l’armée soudanaise dans les razzias commises par les milices janjawids. Cette expérience, renouvelée dans d’autres camps, permettra la constitution d’un corpus de 500 dessins qui, deux ans plus tard, seront acceptés par la Cour pénale internationale comme « preuve circonstancielle » dans les procès intentés contre plusieurs officiels soudanais.
Cette décision va-t-elle créer un précédent ? s’interroge Olivier Bercault. Une question pertinente quand on a sous les yeux les dessins des petits Syriens. Vous avez certainement entendu parler des avions du régime qui pilonnent les quartiers d’habitation ou des barils de TNT largués par hélicoptère sur la population civile. Ils y figurent.
— Books

Darfour, 2007. Jeune garçon tchadien dans un camp de personnes déplacées dans l’est du Tchad. Source : Waging Peace.

Camp de concentration de Theresienstadt, mai 1944. Erika Taussigová, née en 1934, morte à Auschwitz en octobre 1944. Source : Musée juif de Prague.