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« Deux minutes de silence »


Londres, 11 novembre 1918.

Pour commémorer le premier anniversaire de l’Armistice le 11 novembre 1919, le roi d’Angleterre demande à ses sujets d’observer deux minutes de silence. Le chroniqueur du Journal des débats politiques et littéraires qui rapporte cette nouvelle dans l’édition du 9 novembre 1919 s’étonne de cette manière de se recueillir. Les manifestations silencieuses sont encore rares à l’époque. Les Français y viendront trois ans plus tard.

 

On annonce que le roi d’Angleterre, pour célébrer dignement l’anniversaire de l’armistice, va demander à son peuple d’observer, « à la onzième heure du onzième jour du onzième mois » de cette année, un silence de deux minutes, silence non seulement des voix, mais même des roues, des pistons et des tuyaux de vapeur, puisque les voitures, les machines industrielles, les trains, les bateaux s’arrêteront pendant ces deux minutes ; pause unanime et solennelle de toute une nation : aucun bruit ne l’empêchera de se recueillir et de méditer sur ses deuils et sur son triomphe. Cet avis surprendra, sans doute, beaucoup de Français, surtout ceux qui se rappellent avec quelle exubérance et quel tintamarre de cris, de chants et de musiques diverses les soldats britanniques accueillirent les bonnes nouvelles de la Guerre et spécialement l’annonce de l’armistice. Les journaux anglais d’alors nous ont appris qu’à Londres et dans les principales villes du Royaume-Uni, il avait été impossible aux habitants de fermer l’œil pendant une semaine, tant la joie déterminée par cet heureux événement était bruyante. Nous devons donc penser que, pour cet anniversaire, le peuple anglais adoptera le silence comme la plus parfaite manifestation de la joie. Et cette idée a, si l’on veut, un fondement philosophique ; le bruit, quelque fort qu’il puisse être, est nécessairement limité, et l’on peut toujours imaginer des sons encore plus puissants ; au contraire, le silence du 11 novembre sera total, absolu ; les Anglais se tairont « à la limite du silence », comme diraient les conteurs des Mille et une Nuits à supposer que les tout petits Anglais qui vagissent dans leur berceau veuillent bien se taire aussi, patriotiquement, pendant deux minutes, et c’est un hommage parfait que l’Angleterre rendra ainsi à ses morts et à sa gloire. Que cette idée ne nous étonne pas outre mesure. C’est un Écossais, Thomas Carlyle, qui a proclamé en ces termes la vertu et la majesté souveraine du silence. « Silence and Secrecy ! Il faudrait leur élever des autels d’universelle adoration… Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer… Silence, le grand empire du silence, plus haut que les étoiles, plus profond que le royaume de la Mort ! »

Maeterlinck, qui a cité ces lignes dans un chapitre célèbre du Trésor des Humbles, les a entourées d’un éblouissant commentaire. Il parle du silence d’une foule, « fardeau surnaturel dont les âmes les plus fortes redoutent le poids inexplicable », et surtout du silence de deux êtres, qui s’aiment ou qui vont s’aimer, silence plus éloquent que tous les mots, silence qui n’est pas moins celui des grandes joies que celui des grands chagrins. S’il est vrai que le silence exprime mieux l’accord des sentiments et des volontés que ne pourraient le faire les plus belles paroles, il peut être, en effet, la manifestation de tout un peuple, uni pour célébrer une des plus mémorables dates de son existence.

Les Grecs avaient crée un dieu du Silence, Harpocrate, qu’ils disaient d’origine égyptienne et fils d’Isis et d’Osiris. Ils le représentaient tenant l’index sur sa bouche, et sa statue était souvent placée à l’entrée des temples pour indiquer qu’il fallait honorer les dieux par le silence. Le 11 novembre 1919, les Anglais dresseront Harpocrate à la porte du temple de la Victoire. Cette muette acclamation voudra dire aussi qu’à une époque où prononce tant de discours, c’est l’action seule qui compte. Ou pourrait trouver d’autres significations à un silence qui va prendre place dans l’histoire… Mais peut-être en avons-nous déjà trop parlé !

Quant à la France, on ne sait pas encore de quelle manière elle célébrera l’anniversaire de l’armistice. Les élèves des lycées et des collèges ne se borneraient pas à deux minutes d’arrêt dans leurs études, si l’on faisait droit aux vœux qu’ils ont portés hier au ministre de l’instruction publique ; ils demandent la journée entière. Au moment où la devise « Travaillons ! » est proclamée par les dirigeants avec tant de force, il est possible que leur requête soit jugée inopportune. En tout cas, comme l’absence de bruit ne semble pas devoir prendra une signification joyeuse chez nous, pourquoi ne remplacerait-on pas, ainsi que nous le suggérait récemment un de nos abonnés, les deux minutes de silence par deux minutes de sonneries de cloches ? Pendant des siècles, les cloches ont été la seule voix du peuple ; elles ont marqué les graves événements de la vie privée et ceux de la vie publique : baptêmes, mariages, funérailles, incendies, victoires ; elles ont exprimé les joies de la nation comme ses craintes ou ses deuils. L’année dernière, elles annonçaient aux Parisiens la fin des alertes de gothas. Nous souhaitons que mardi prochain, à onze heures, on sonne à toute volée toutes les cloches de France.

U.

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Journal des débats de Gaultier de Biauzat, 1789-1944

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