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Discret Nobel


Caricature de Fred Passy, parue dans Le Mardi Gras, 1907

Les lauréats des prix Nobel scientifiques et philanthropiques, décernés cette semaine, ont été assaillis par les journalistes. En 1901, lors de la première cérémonie du genre, la scène était la même, comme le décrit cet article du journal La Presse du 14 décembre. Mais tous les récipiendaires n’ont pas joué le jeu.

 

La Suède couronne les gloires du monde. Un Suisse et deux Français viennent de se voir décerner le prix Nobel.

Qu’est-ce donc que le prix Nobel ? La réunion de deux choses qui n’ont guère coutume de se trouver ensemble : beaucoup d’argent et beaucoup d’honneur. Le fondateur, Nobel, était, comme on sait, un industriel suédois 55 fois millionnaire. Il voulut, en mourant, que sa grande fortune servît à encourager d’utiles découvertes et à récompenser de nobles œuvres.

Sur les cinq prix qu’il établit, trois durent être attribués aux sciences : physique, chimie, physiologie ; un à la littérature idéaliste, ce qui est bien près de dire la poésie et le cinquième à la philanthropie. Remarquons et admirons que l’idéalisme soit précisément soutenu et honoré par un industriel et qu’un fabricant de dynamite spécifie en son testament vouloir seconder l’œuvre de la fraternité des peuples et de la paix universelle.

L’Académie de Stockholm pour la littérature, les cinq élus du Storthing norvégien pour la philanthropie, ont d’abord désigné leurs lauréats : MM. Sully-Prudhomme, Fred Passy et Henry Dunant.

Fred Passy, c’est : « la Paix ». Il en fut l’apôtre avant 70. Depuis, il en est le revendicateur. Infatigable, ardent, convaincu, il a, le premier, prononcé les mots de désarmement universel. Ligues, revues, congrès et conférences pacifiques se réclament de son nom, se nourrissent de sa parole et se parent de sa plume. Il combat la guerre avec une persévérance digne du prix Nobel, digne aussi d’être associée à la grande œuvre de pitié de M. Henry Dunant dans le partage de la récompense. L’inspirateur de l’Association de secours aux blessés la Croix-Rouge a consacré sa vie à l’humanité…, qui s’en souvient à la longue. Pour le philanthrope genevois, la justice est venue de Stockholm à l’heure où, fort de sa conscience et de ses épreuves, il ne l’attendait peut-être plus.

Mais si M. Fred Passy veut la paix pour le monde, il entend qu’on la lui laisse à lui-même. Réfractaire à l’interview autant qu’enclin à la circulaire, il se sert se l’une pour se débarrasser de l’autre. Les reporters, mis en campagne par la grosse actualité des prix Nobel, n’ont pu obtenir de lui qu’un document officiel où poliment, mais fermement, on leur déclarait que, n’ayant rien à leur dire, ou ne les recevrait point. Les éclaireurs de l’information se sont repliés en foule chez Sully-Prudhomme. Là, ils ont été reçus presque accueillis, quoi qu’on leur fît parfois entendre que tout cela était bien fatigant. Le poète lauréat de l’Académie suédoise, convalescent et doux, plaintif et gémissant leur parut plus que jamais répondre à cette dénomination qui l’enrage : l’auteur du « Vase brisé ». Et parmi tous les écrivains du monde comme ayant fait l’œuvre littéraire la plus belle et la plus idéaliste, il prouve que son âme est conforme à son œuvre : en recevant le prix Nobel, il se déclare touché de l’honneur, mais effrayé de l’argent. Et cet argent, tout de suite il le donna ; il le voue aux jeunes poètes trop pauvres pour se faire imprimer. Avec l’esprit d’ordre et de méthode qui dirige et compose tout ce qu’il écrit ou imagine, le maître établit que les manuscrits, non signés, seront examinés, par un jury qui retiendra les meilleurs et les publiera à ses frais. Que les jeunes poètes espèrent ! En général, les récompenses officielles, avec un tact merveilleux, tombent aux protégés officiels. L’anonymat toujours exigé n’a jamais de surprises ; il a de fatales rencontres, mais de révélations, point. On attend, pour cela, les concours Sully-Prudhomme.

S’il est glorieux pour la France de voir couronner l’un de ses poètes, il est glorieux pour l’Académie de Stockholm d’avoir distingué une œuvre dont les principales qualités sont des qualités supérieures : la précision et l’élévation.

L’auteur de « la Justice », « le Bonheur », « les Solitudes », « les Vaines tendresses » est un noble et délicat poète en même temps qu’un impeccable écrivain. Avant que d’écrire, il a appris à penser ; c’est pourquoi il est clair même quand il est abstrait ! Si le « Vase brisé » est une chose exquise que tout le monde aime parce que tout le monde la comprend, « l’Habitude » est une chose admirable qui ravit comme une œuvre d’art et satisfait comme une définition. Que de perles de ce genre dans l’œuvre de Sully-Prudhomme ! Digne de toute haute récompense, il est cependant plus heureux qu’attendri de la voir primée dans un concours universel. Non qu’aucun autre le dépassât en dignité et en perfection, mais en ce qu’elle parut peut être un peu exclusivement subjective, un peu dépourvue de cette intensité de vie colorée, résonnante et palpitante, qui donne aux œuvres un caractère d’universalité. Tout en nous réjouissant que le prix Nobel ait été décerné à un haut poète que nous admirons et dont nous sommes fiers, ne craignons point de prononcer un nom que l’Académie de Stockholm a été forcée de taire quand toute l’Europe le lui soufflait : Tolstoï. »

Jean Byno

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