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Le droit de l’écrivain


Le pauvre poète, Carl Spitzweg, 11839

Le Parlement européen a adopté mardi 26 mars la directive sur le droit d’auteur qui harmonise le droit de propriété intellectuelle des Vingt-Sept. Le texte faisait l’objet de très vifs débats depuis deux ans, les ayants droit souhaitant être rémunérés dès qu’un internaute diffuse une œuvre protégée, les plates-formes de partage de contenus (YouTube, Facebook et autres) souhaitant avoir le moins de responsabilités possibles et les associations de défense des libertés numériques redoutant un filtrage généralisé des contenus sur Internet.

Les titulaires de droits ont eu gain de cause dans cette bataille, qui est loin d’être la première du genre. En 1839, la Chambre des pairs (qui a remplacé le Sénat pendant la Restauration) débat de l’allongement de dix ans du droit de propriété intellectuelle institué sous la Révolution. La Presse publie le 28 mai une tribune en faveur de cette mesure. Elle appelle à faire des écrivains des Français de plein droit dans une société où leur travail circule toujours plus facilement.

 

La chambre des pairs poursuit depuis deux séances la discussion du projet de loi sur la propriété littéraire. Ce projet porte, en somme, à dix ans de plus le droit d’exploitation exclusif des ouvrages par les auteurs ou par leurs ayant cause. […]

Les hommes de lettres, c’est-à-dire les instituteurs des sociétés modernes, demandent depuis longtemps quelque chose qui paraît fort monstrueux à la chambre des pairs, et qui nous semble, à nous, assez raisonnable c’est d’être déclarés citoyens français, jouissant de tous les droits attachés à ce titre, et de n’être pas tenus hors la loi civile. Nous disons qu’ils demandent cela, et pas autre chose. Si M. de Chateaubriand s’était fait cordonnier, la loi aurait déclaré que le salaire de son travail était acquis à perpétuité à lui, ou à ses ayant cause mais M. de Chateaubriand s’est fait écrivain, et la loi déclare que le salaire de son travail est confisqué, trente années après sa mort. Conclusion, les écrivains ne sont, pas égaux, devant la loi sur tes successions, aux autres Français, vivant et mariant, leurs enfants avec le produit de leur travail ; et c’est contre cette inégalité qu’ils réclament.

Comment se fait-il, demandera-t-on, qu’il y ait des hommes éminents, sages, instruits, M. le comte Siméon, M. le duc de Broglie, M. Gay Lussac, qui trouvent que le travail d’un écrivain et le travail d’un manœuvre ne méritent pas égale protection devant la loi ? Nous l’ignorons mais cela est ainsi. Nous disons que nous l’ignorons parce que nous avons quelque peine à regarder comme sérieuses les pauvres raisons qu’ils ont données.

En théorie, les adversaires des écrivains disent des choses singulières. Ils prétendent que les auteurs n’ont pas la propriété de leurs ouvrages, ou que s’ils l’ont, cette propriété n’est pas de la même nature que la propriété territoriale.

Il est très vrai qu’à l’heure qu’il est, les auteurs n’ont pas la propriété perpétuelle de leurs ouvrages, et que la législation met une différence fort grande entre cette propriété et la propriété territoriale. Mais c’est précisément là ce dont les auteurs se plaignent, c’est contre cela qu’ils réclament, au nom d’un travail pénible et honnête, qui devrait être sacré pour tous et comme les lois sont faites par les législateurs, ils demandent aux législateurs de ne pas argumenter du passé contre l’avenir, des abus contre leur réforme, de la maladie contre le médecin.

Qu’est-ce que la propriété ? La propriété est tout ce qu’on veut, tout ce qu’on la fait, car la propriété n’existe point par elle-même, et l’histoire des législations prouve que la propriété territoriale peut avoir cent natures et cent formes diverses, au gré des législateurs. Il ne faut donc point aller dire que telle propriété vient du droit naturel, et que telle autre n’en vient pas ; aucune propriété ne vient du droit naturel. C’est une grande absurdité que d’aller parler de droit naturel, dans une société nécessairement positive, où tout repose sur des textes précis, et où le papier timbré l’emporte toujours sur le cœur et sur les entrailles. Allez donc présenter requête à M. le président Séguier, au nom du droit naturel ! Allez donc requérir un commissaire ou un gendarme, au nom du droit naturel !

Donc, s’il plaisait aux deux chambres et au roi de déclarer, demain, que la propriété littéraire est perpétuelle, et que la propriété territoriale tombe dans le domaine public, trente ans après la mort du possesseur, ces deux propriétés changeraient de nature, en sens inverse de ce qu’elles sont maintenant, car, par elles-mêmes, elles n’en ont pas, et elles sont indifférentes à toutes celles qu’on voudra leur donner. Si la propriété littéraire n’est pas perpétuelle aujourd’hui, ce n’est donc pas à sa nature qu’il faut s’en prendre, mais aux législateurs, qui ne lui ont pas encore donné la perpétuité.

Est-ce que la propriété territoriale a toujours été ce qu’elle est ? Dans le droit juif, la propriété territoriale acquise ne durait que sept ans, et elle rentrait alors, sans indemnité, entre les mains du vendeur. Dans le droit romain, il y avait quatre ou cinq espèces différentes de propriétés territoriales. 1° Il y avait la propriété du cierge païen, qui ne pouvait pas s’aliéner ; 2° il y avait la propriété des membres des jurandes, qui put s’aliéner jusqu’au milieu du troisième siècle, et qui ne le put pas ensuite ; 3° il y avait la propriété patrimoniale des familles nobles, distinguée de la propriété acquise, car c’était une ignominie de vendre la première, et c’était une chose ordinaire de vendre la seconde ; 4° il y avait la propriété substituée pour une, pour deux, pour trois, pour quatre générations, laquelle restait ainsi immobilisée, pendant un siècle ou pendant un siècle et demi ; 5° il y avait les cinq ou six espèces de propriétés résultant de l’achat par emphytéose, propriété de cinq ans, de dix ans, de trente ans, de quarante ans, de quatre-vingt-dix-neuf ans, propriété perpétuelle.

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Et en France, est-ce que la propriété territoriale a toujours été ce qu’elle est ? Depuis le sixième siècle, jusqu’à l’époque où ont été écrites les Assises de Jérusalem, la propriété patrimoniale n’était aliénable, qu’à la condition de faire intervenir dans l’acte tous les parents successibles, jusqu’aux enfants à la mamelle. Depuis le milieu du onzième siècle, jusqu’au commencement du quatorzième, la propriété patrimoniale n’était aliénable, qu’à la condition d’être offerte à tous les parents successibles, avant d’être vendue à un étranger. Depuis le quatorzième siècle jusqu’à la révolution, la propriété patrimoniale, non substituée, était aliénable sans condition, mais les enfants et les parents successibles avaient le droit de la reprendre aux étrangers, en remboursant le prix de la vente, dans l’espace d’un an et un jour, et ce droit portait le nom de retrait lignager.

La propriété territoriale a donc eu plusieurs natures successives ; les législateurs l’ont donc faite tout ce qu’ils ont voulu : conclusion, les législateurs sont les maîtres de faire la propriété littéraire tout ce qu’ils voudront.

Or, le bon sens et l’équité demandent qu’ils la fassent perpétuelle. Voilà la question.

Au point de vue de la pratique, on a allégué, contre les réclamations des écrivains ; un prétendu droit que la société aurait sur leurs œuvres, aussitôt qu’elles sont publiées, de telle façon que la société serait le véritable propriétaire de tout livre imprimé, et que c’est uniquement par privilège, et en s’imposant un sacrifice, selon l’expression de M. de La Place, que la société en laisse la jouissance à l’auteur et à ses héritiers, jusqu’à la trentième année après sa mort.

Nous avouons que nous sommes médiocrement convaincus par toutes ces raisons. Comment, il y a droit acquis pour la société dans la publication d’un livre ? Utilité et gloire à la bonne heure ; mais droit ? Comment cela ? Nous défions bien tous les métaphysiciens de la terre de nous expliquer comment la société peut acquérir, les bras croisés, un droit sur l’œuvre d’un homme qui travaille, à l’exclusion des enfants de cet homme. Quant au sacrifice que fait la société, en ne confisquant le salaire d’un écrivain que trente ans après sa mort, nous le comprenons c’est un sacrifice de Cartouche, qui veut bien ne dévaliser que le lundi ceux qu’il pourrait dévaliser te dimanche.

Et d’ailleurs, y aurait-il droit acquis pour la société dans la publication d’un ouvrage, en quoi ce droit s’oppose-t-il à ce que la propriété en soit laissée à perpétuité dans la famille de l’auteur, à l’instar de la propriété territoriale ?

Que peut désirer ta société ? Que les bonnes idées, mises en circulation par les lois, y demeurent ? Eh bien, les auteurs demandent précisément que leurs livres se vendent le plus possible. S’imagine-t-on qu’il y ait des écrivains assez absurdes pour s’opposer à la réimpression de leurs ouvrages et pour rejeter l’argent des éditeurs ? On a parlé d’auteurs qui se repentent d’avoir écrit de certaines choses mais apparemment que les choses dont on se repent sont médiocrement recommandables ; et alors la société doit tenir fort peu à les voir se vulgariser. Nous supposons que s’il dépendait des héritiers du comte de Sade d’empêcher la réimpression de Justine, ils le feraient, et il est peu probable que la société s’y opposât, et si la société voulait prévenir absolument la résistance, même la plus improbable, des héritiers des auteurs, on aurait mille moyens de la vaincre.

On a dit que les droits d’auteur tenaient fort élevé le prix des livres, et qu’il fallait se hâter d’abolir ces droits, pour répandre abondamment les ouvrages. Messieurs les pairs qui ont émis cette opinion ne connaissent pas suffisamment les questions de librairie.

Il s’opère en ce moment une révolution fondamentale dans le commerce des éditeurs, révolution qui réduit à rien, ou à peu près, les droits d’auteur, en les répartissant sur un très grand nombre d’exemplaires, et qui consiste à acheter l’exploitation libre d’un ouvrage, pendant un certain nombre d’années, au lieu d’en acheter un nombre donné d’exemplaires.

Si un manuscrit a été payé 2 000 francs, et qu’on en tire dix mille exemplaires, les droits d’auteur ne pèsent sur chaque exemplaire que pour 20 centimes, ce qui n’est presque rien. On voit donc que les droits d’auteur ne comptent vraiment pas pour un obstacle sérieux dans le mode nouveau d’exploitation qui prévaut aujourd’hui en librairie.

En somme, les raisons qui ont été données, soit en théorie, soit en pratique, pour repousser les réclamations des écrivains, ne résistent pas à un examen sérieux et il reste toujours ceci, à savoir que le travail de tous n’est pas également protégé, en France, et qu’il vaut mieux, pour marier ses enfants, être cordonnier qu’être écrivain.

LE LIVRE
LE LIVRE

La Presse de Emile de Girardin, 1836-1935

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