« Le droit du mari »


Mardi 3 septembre, le gouvernement a présenté des mesures d’urgence pour lutter contre les violences conjugales, dans le cadre du lancement d’un « Grenelle » sur ce sujet.

Il y a moins de 40 ans, le meurtre d’une femme par son époux pouvait être encore « excusable », selon la loi. Les dispositions du code pénal visant à minorer le geste du mari, si celui-ci avait surpris son épouse en flagrant délit d’adultère, n’ont été abrogées qu’en 1975. Introduites dans le code pénal en 1810, elles étaient pourtant déjà débattues à la fin du XIXe siècle. Dans cet article paru dans Le Radical le 2 février 1896, le journaliste Edmond Lepelletier, sous le pseudonyme Jean de Montmartre, relate le combat des féministes de l’époque pour faire supprimer ce « privilège féminicide ».

 

Mme Chéliga-Loevy, une féministe intelligente et supportable, que j’ai eu le plaisir de rencontrer au congrès de la presse à Bordeaux, a fait représenter, la semaine dernière, dans un petit théâtre nouveau, une pièce à thèse. Dans son drame, L’Ornière, ces gredins d’hommes, naturellement, n’ont pas le beau rôle. Mais, logiquement et humainement, l’auteur soulève à nouveau la protestation féminine contre l’inégalité entre les sexes, établie par l’article 324 du Code pénal. Cet article, on le sait, est ainsi conçu : « Le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit, dans la maison conjugale, est excusable. »

L’abrogation de ce privilège, non pas homicide mais féminicide, a été plusieurs fois demandée au pouvoir législatif, notamment tout récemment par M. Viviani, et n’a pas été obtenue.  Ce n’est pas la première fois qu’une réforme discutée dans l’opinion, repoussée au Parlement, aurait été reprise et soutenue par le théâtre ou le roman. Le divorce en est une preuve.

Ce qui rend l’abrogation du droit de justice, personnelle accordé au mari assez difficile, c’est en effet une objection tirée des mœurs. Le mari qui tue n’a pas le droit de tuer ; il peut seulement être excusé, s’il tue dans des circonstances spéciales ; il faut qu’il surprenne ensemble les complices et que l’opération ait lieu au domicile conjugal. La loi a excusé la fureur soudaine, la vengeance irraisonnée ; elle a par conséquent remis aux tribunaux le soin d’apprécier s’il y a eu motif d’excuse. Hors le cas de flagrant délit, le meurtre de la femme par le mari est un assassinat, et doit être puni. Malheureusement pour la vraie justice, les jurés accordent le plus souvent à tout mari meurtrier le bénéfice de l’excuse, sans les conditions prévues par la loi. Tous les maris savent que, neuf fois sur dix, et parfois dix sur dix, les jurés, qui sont, en général, époux, peut-être époux ayant subi l’inconvénient radical du mariage, sans avoir osé tirer, par faiblesse ou par indulgence, par amour véritable aussi souvent, la vengeance excusée par le Code, tolérée par l’usage absolvent, et volontiers encourageraient, la justice conjugale. Dans ce duel inégal avec l’amant, les maris ont pour eux la société, les lois, les tribunaux. Étonnez-vous donc après cela que tant d’époux malheureux recourent à la loi de Lynch et, dans notre civilisation pourvue cependant d’un appareil sérieux de magistrats et de tribunaux, s’instituent comme ces fermiers du Far-West américain, auxquels on a volé un bœuf, juges et exécuteurs dans leur propre cause, prenant, comme eux, pour texte leur colère, pour tribunal leur conscience et, ainsi qu’ils prennent pour échafaud le premier arbre rencontré, transforment en bois de justice leur bois de lit souillé.

Les mœurs semblent s’accommoder de cette justice sommaire et barbare. Le jury encourt une grave responsabilité dans ce mépris autorisé des lois on vigueur. Si l’on admet en principe que le tort qui nous a été fait légitime la colère et la vengeance, il n’est plus de société possible. Nous revenons aux temps primitifs.

Remarquons cependant que la justice personnelle ne trouve guère d’application qu’en matière conjugale. Rarement on voit un créancier frustré par un débiteur de mauvaise foi recourir à un revolver et venger sa fortune enlevée, en tuant le ravisseur. Vous me direz que l’on ne doit pas comparer entre elles des choses dissemblables et que pour un homme sa femme est un bien cent fois plus précieux que son portefeuille. Hum! Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Pour nombre de gens, la perte de la fortune est plus sensible que toute autre. Machiavel a formulé ce principe éloquemment en parlant des confiscations suivant les guerres civiles et les proscriptions. Seulement, ils savent à merveille, les gens frustrés, que le jury n’admettrait pas le meurtre d’un négociant trop malin, d’un banquier peu scrupuleux ou d’un notaire trop volage, aussi aisément que l’assassinat d’un amoureux. Le jury estimerait que la victime du rapt financier devrait avoir suffisante confiance dans la justice des tribunaux, et condamnerait impitoyablement la victime d’un officier ministériel ou d’un fabricant qui oserait se donner satisfaction, le revolver à la main. Le jury badine avec l’amour, il ne plaisante pas avec les affaires. C’est pour cela qu’on voit si rarement les victimes des don Juan de la spéculation se venger à la façon des maris. Elles n’ignorent pas qu’elles n’ont aucune indulgence à attendre. Elles supportent avec résignation leur malheur et attendent du personnage, investi par la loi de ce mandat, la sanction de leurs droits méconnus, le châtiment de qui leur a fait tort.

Du jour où les maris sauraient qu’ils n’ont rien à espérer des tribunaux que la justice pénale qui les vise comme meurtriers, ils cesseront de se promener dans les chambres à coucher avec des projectiles dans les poches. Il y a là une maladie de l’époque contre laquelle il est temps de réagir. Le drame de Mme Chéliga-Lœvy a souligné une faiblesse des mœurs plutôt qu’une défaillance de la loi.

Jean de Montmartre

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