Duke Ellington, musicien américain
Publié en mars 2012. Par Michel André.
Qui ne se souvient de la fameuse déclaration de Boris Vian dans l’avant-propos de L’écume des jours, plus particulièrement sous la forme abrégée pour les besoins de la cause où on la cite parfois : « Dans la vie […] il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de Duke Ellington […]. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid. » Comme on sait, par les nombreuses références au musicien qu’il contient, ce roman est, entre autres choses, une espèce d’hommage à Duke Ellington, que Vian aimait et admirait profondément : avec ceux de Louis Armstrong et de Dizzy Gillespie, son nom est celui qui apparaît le plus fréquemment dans ses Chroniques de jazz. Vian écrivait cela en 1946, dans l’effervescence de l’après-guerre. Dans le prolongement de la victoire des Alliés, l’Europe redécouvrait l’Amérique pour la deuxième fois en l’espace de deux décennies. La précédente, c’était, dans des circonstances comparables, lors de la période d’excitation trépidante qui a suivi la première guerre mondiale, quand le jazz est devenu, pour reprendre l’expression employée par Michel Leiris dans L’Âge d’homme, le signe de ralliement de toute une génération, et que le charleston et Joséphine Baker faisaient les beaux jours du Bal Nègre, où se précipitait le tout-Montparnasse.
Vingt ans plus tard, le bebop de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell et Thelonious Monk envahissait les caves existentialistes de Saint-Germain-des-Prés, mais avec lui également la musique d’un artiste déjà considéré à ce moment-là comme une institution depuis de longues années, et qui était appelé à le rester jusqu’à mort, trente ans plus tard, à l’âge de 75 ans : auteur de 2 000 à 3 000 morceaux selon les estimations, Duke Ellington, en une carrière de plus de cinquante ans, a laissé sur l’histoire du jazz une empreinte si profonde qu’il est devenu un lieu commun de souligner que, sans lui, le jazz ne serait pas ce qu’il est. « Armstrong a inventé le jazz » résumait le grand critique André Hodeir, « Ellington a inventé la forme dans le jazz ». Et Miles Davis, comme le rappelle son biographe John Szwed, déclarait avec une sincère simplicité : « Je pense que tous les musiciens [de jazz] devraient un jour se rassembler et tomber à genoux pour dire merci à Duke. »
Duke Ellington n’aimait pourtant pas beaucoup le mot « jazz » et se montrait réticent à définir le genre de musique qu’il composait. Dans sa biographie de Louis Armstrong, Thomas Brother rapporte un propos révélateur qu’il a tenu à ce sujet : « J’avais une définition, mais je pense que je n’en ai plus, sinon qu’il s’agit d’une musique qui a des bases africaines mais qui a surgi dans un environnement américain. » Parfois, il utilisait l’expression « musique négro-américaine », mais sa façon favorite de qualifier sa musique était de la caractériser comme « hors catégorie » (beyond category), une expression qui allait devenir emblématique de son œuvre.
La cause des Noirs
Quelle place Duke Ellington occupe-t-il dans la musique américaine, et, plus généralement, dans l’histoire culturelle de son pays ? Une place absolument centrale, affirme l’historien de la culture Harvey G. Cohen dans Duke Ellington’s America, un livre dont l’objectif affiché est de mettre en lumière les raisons qui expliquent l’influence qu’ont exercée sur ce plan, l’œuvre d’Ellington, bien sûr, mais aussi sa vie et sa personnalité publique. Pour l’essentiel, affirme Cohen, cette influence tient à la fonction d’entremetteur que le musicien a assuré entre des réalités éloignées, voire opposées : « Des milliers de documents établissent comment Ellington a servi d’intermédiaire et atténué les tensions entre l’art américain populaire et l’art sérieux, la culture savante et la culture populaire, la créativité et le conformisme […] et, surtout, entre les Blancs et les Noirs. »
Organisé selon l’ordre chronologique sans être une vraie biographie, ne contenant que peu d’analyses musicales, basé sur le dépouillement et l’étude approfondie des centaines de milliers de lettres, partitions d’œuvres jouées ou jamais interprétées, programmes de concerts, contrats de toutes sortes et coupures de presse rassemblés dans le fond d’archives Duke Ellington dont a hérité le National Museum of American History de la Smithstonian Institution, l’ouvrage se concentre sur une série d’aspects de la vie et de la carrière de Duke Ellington qui n’étaient certes pas complètement absents de l’abondante littérature existante sur le sujet, mais n’avaient jamais été documentés de manière aussi fournie.
Un des points sur lesquels Harvey G. Cohen apporte un éclairage nouveau est par exemple la délicate question de l’attitude d’Ellington à l’égard de la question raciale et du combat des Noirs américains pour les droits civiques. Né dans une famille de petite bourgeoise cultivée de Washington, Edward Kennedy Ellington n’a jamais été un militant affirmé de la cause noire. Sa discrétion constante sur cette question, une déclaration malheureuse (ou mal interprétée) faite en 1951 à un journaliste selon laquelle les Noirs « n’étaient pas encore prêts à combattre la ségrégation »), l’évolution, avec l’âge, de ses idées politiques vers un certain conservatisme et les honneurs dont il été l’objet à la Maison Blanche à l’époque où son occupant était le républicain Richard Nixon (à l’étonnement de Johnson et des démocrates qui le croyaient « un des leurs ») ont pu faire penser qu’Ellington se rangeait résolument dans cette affaire du côté de l’establishment. À tort : des multiples faits et propos rapportés par Cohen ressort l’image d’un homme plus engagé qu’on ne le dit parfois vis-à-vis de la cause des Noirs et sans complaisance aucune à l’égard des manifestations de racisme quotidiennement observables durant toute sa vie. La communauté noire lui a parfois reproché sa timidité en la matière. Mais par tempérament et par conviction, Ellington était porté à penser que le meilleur atout dont disposaient les Noirs était la richesse de leur patrimoine culturel, et que ce qu’ils pouvaient faire de mieux pour conquérir la place qui leur revenait dans la société était d’illustrer leur apport déterminant à la culture américaine : « Ellington jugeait, probablement de façon correcte, qu’il pouvait exercer une plus grande influence sur les relations raciales par des réalisations artistiques du niveau le plus élevé et en interprétant une musique qui célébrait la contribution africo-américaine qu’en s’impliquant dans des controverses politiques et se répandant dans les journaux. »
Un autre aspect sur lequel le livre de Harvey G. Cohen nous invite à corriger notre image de Duke Ellington est son comportement en affaires. Une bonne partie de Duke Ellington’s America est consacrée à une analyse approfondie des rapports d’Ellington avec ses partenaires dans ce domaine : responsables de studios d’enregistrement, directeurs de sociétés de production de disques et de salles de spectacles et surtout impresarios, tout particulièrement Irving Mills, avec lequel il a collaboré durant dix ans, dans le cadre d’un contrat très avantageux pour l’intéressé, dont Ellington n’a cependant jamais contesté les termes. Un cliché très répandu veut que, d’un professionnalisme légendaire en matière artistique, Ellington ait été, au plan commercial, un amateur plutôt maladroit. Tout ce qu’a mis au jour Harvey G. Cohen vient démentir de telles allégations et montre au contraire avec quelle maîtrise et quelle détermination il a conduit sa carrière, d’une manière remarquablement concertée, qui ne laissait rien au hasard. On savait par ailleurs qu’Ellington rétribuait plutôt chichement les membres de son orchestre pour les morceaux qu’ils composaient à son intention. S’il est exact qu’une telle pratique était courante à l’époque, et que la plupart de ces musiciens, qui n’ont jamais été aussi brillants qu’avec lui, ne s’en sont que rarement plaint, Cohen n’est pas terriblement convaincant lorsqu’il cherche à complètement dédouaner Ellington sur ce point.
C’est ici l’occasion de dire un mot des relations d’Ellington avec ses musiciens. Sans atteindre à la virtuosité de figures historiques du piano comme Oscar Peterson, Errol Gardner ou Art Tatum, Duke Ellington était un pianiste d’un talent extrême et l’un des accompagnateurs les plus brillants de l’histoire du jazz. Mais comme il aimait à le répéter, son véritable instrument était son orchestre. Après bien d’autres, Harvey G. Cohen nous aide à comprendre la nature singulière des rapports unissant Duke Ellington à ses musiciens, et la façon dont elle explique la qualité des morceaux qu’ils créaient ensemble. Duke Ellington écrivait « sur-mesure » pour ses musiciens, en fonction de leur technique de jeu, mais aussi de leur caractère et de leur personnalité ; réciproquement, ses musiciens (les saxophonistes Ben Webster et Johnny Hodges, le cornettiste Rex Steward, les trompettistes Bubber Miley, Arthur Whetsol et Cootie Williams, le tromboniste Juan Tizol et bien d’autres, qui se sont succédé derrière les pupitres) composaient délibérément pour lui et son orchestre, leurs dons individuels venant se fondre dans l’ensemble plus vaste de l’entité collective qu’ils formaient. En conséquence, l’orchestre de Duke Ellington fonctionnait comme un tout organique, il était un être vivant qui évoluait en fonction des arrivées et des départs, tout en gardant toujours, à travers ses différentes transformations, l’identité forte que lui assurait la formidable personnalité de son leader et qui se manifestait notamment par un son très reconnaissable, le « son Ellington ».
Culture de l’élégance
Cohen mentionne par ailleurs à plusieurs reprises le rôle qu’ont joué dans l’impact exercé par Ellington le style raffiné et la présentation de grande classe d’un homme qui n’était pas connu sous le nom de « Duke » (« Le Duc ») par hasard, et qu’on surnommait volontiers « L’aristocrate de Harlem ». Dans sa très belle histoire culturelle de la grande dépression Dancing in the Dark, Morris Dickstein présente Duke Ellington, aux côtés de Fred Astaire et de Gary Grant, comme une icône de cette « culture de l’élégance » qui régnait au cours de ces années sombres. Toujours impeccablement habillé (la légende – mais est-ce une légende, veut qu’il se débarrassait impitoyablement de ses chemises et de ses costumes dès qu’un bouton avait lâché), veillant attentivement à ce que tous les membres de son orchestre soient constamment tout aussi soignés que lui, s’adressant à son public d’un ton à la fois poli, respectueusement désinvolte, charmeur et plein d’autorité et d’assurance, Ellington, était « la quintessence de la sophistication noire urbaine - celui que tous les hommes rêvaient de devenir et les femmes de posséder ». Combiné avec son exceptionnel talent, ce style a incontestablement fait beaucoup pour alimenter et soutenir la fierté de la communauté noire et renforcer son sentiment de sa dignité, tout en aidant à faire accepter sa musique par l’Amérique blanche et la faire aimer par la société toute entière.
S’aventurant en dehors du terrain où il conduit l’essentiel de son analyse, Harvey G. Cohen s’emploie aussi, mais d’une manière qui ne convaincra pas nécessairement tous ses lecteurs, à réhabiliter la production artistique de Duke Ellington durant les dernières années de sa carrière. L’histoire musicale de l’orchestre de Duke Ellington a été racontée à de nombreuses reprises. En français, on en trouvera un excellent résumé dans la récente Autobiographie du jazz de Jacques Réda. Traditionnellement, cette histoire est divisée en différente périodes, dont les premières sont souvent considérées comme les plus créatives et généralement les plus appréciées. La première correspond aux années durant lesquelles Ellington se produisait au fameux Cotton Club, cet établissement de music-hall de Harlem immortalisé soixante ans plus tard par le film du même nom de Francis Ford Coppola. Des musiciens noirs y jouaient pour un public presque exclusivement blanc, dans lequel on pouvait reconnaître toutes sortes de célébrités, de Francis Scott Fitzgerald aux compositeurs George Gershwin et Irving Berlin en passant par quelques figures familières de la pègre new yorkaise. Dans l’histoire de Duke Ellington, cette époque est celle du style « jungle », ainsi baptisé, semble-t-il, par Gershwin. Retenant beaucoup des rythmes du ragtime et des lamentations poignantes du jazz de La Nouvelle-Orléans, caractérisés par des sonorités rauques et sombres et le recours fréquent au procédé du « growl » (le grognement), retentissant des échos des bruits de la vie moderne (le ferraillement des trams et des métros, le sifflement des locomotives, les sirènes des bateaux), les morceaux de cette période (The Mooche, Black and Tan Fantasy ou East Saint Louis Toodle-O, qui servit de premier indicatif à l’orchestre), ont conservé toute leur puissance d’envoûtement, encore accrue lorsqu’on en écoute les enregistrements originaux, aux sons lointains, voilés et éraillés.
Une simplicité trompeuse
La seconde période coïncide avec les années trente, qui verront Ellington produire une nouvelle vague de titres rapidement devenus célèbres : des mélodies sensuelles et mélancoliques comme Mood Indigo, In a sentimental Mood, Satin Doll, Sophisticated Lady ou Solitude ; des morceaux aux accents exotiques comme Caravan ou Perdido. C’est aussi à cette époque que débute la collaboration d’Ellington avec le compositeur Billy Strayhorn, qui allait écrire pour lui plusieurs dizaines d’airs très connus, dont celui qui deviendrait le deuxième indicatif de l’orchestre, Take the “A” Train.
Durant toutes ces années, l’orchestre de Duke Ellington se trouvait en concurrence directe avec une série d’autres grandes formations qui avaient progressivement émergé : les bigs bands de l’ère du swing de Count Basie, Lionnel Hampton, Benny Goodman, Tommy Dorsey et Glenn Miller, ces trois derniers essentiellement blancs. Mais sa musique était plus élaborée que celle produite par ces rutilantes machineries, réglées comme des horloges. Comme le fait remarquer Ted Gioia dans sa remarquable History of Jazz, Ellington a rarement livré à son public ce type de morceaux basés sur des « riffs » simples qui étaient les chevaux de bataille des grands orchestres populaires : « Le riff – en substance un motif répété par-delà les changements d’harmonie […] était peut-être la signature musicale incontestée de l’ère [du swing] (comme en témoigne le succès d’Opus One, In the Mood, A String of Pearls, Flying Home et autres morceaux fameux), mais, apparemment, personne n’en avait informé Ellington. » Il est un fait que les airs de Duke Ellington sont d’une simplicité trompeuse. Tout en subtiles nuances, fréquemment empreints d’une insidieuse tristesse, difficiles à jouer, ils le sont davantage encore à chanter, et leur richesse mélodique ne se découvre souvent qu’à la troisième ou quatrième écoute.
De l’avis général, les années 1940-1942 marquent l’apogée de la créativité de l’orchestre de Duke Ellington, qui en quelques mois enregistre une nouvelle rafale de titres historiques. De 1946 à 1956, il connaît une sorte de passage à vide, qui ne prendra fin qu’à l’occasion d’une mémorable prestation au festival de Newport de 1956, dont les critiques s’accordent à reconnaître qu’elle a relancé la carrière d’Ellington et lui a donné un élan qui ne retombera qu’avec sa mort, en 1974 (d’un cancer du poumon – il était un fumeur invétéré). Entre-temps, décidé à sortir du format des morceaux de trois minutes que lui imposait la technique des 78 tours, Ellington s’était lancé dans des compositions plus longues. La plus connue est la suite écrite en hommage à la communauté noire américaine Brown, Brown, Beige, si mal accueillie lors de sa création qu’il ne la jouera plus jamais dans son intégralité. Suivront plusieurs autres créations du même style (Deep South Suite, Liberian Suite, Harlem Suite, plus tard Far East Suite à l’occasion d’une tournée en Asie), ainsi que plusieurs œuvres de musique sacrée et quelques incursions en direction de la musique classique. En dépit des efforts faits par Cohen pour nous persuader de sa valeur, on hésitera à placer toute cette production au même niveau que les chefs-d’œuvre des premières décennies. Il reste qu’Ellington, qui refusait l’idée de se répéter indéfiniment et s’est toujours montré résolu à « combattre la nostalgie », a témoigné jusqu’à ses derniers jours d’une opiniâtre volonté de renouvellement, qui s’est le plus souvent trouvée récompensée. Réécrivant inlassablement ses arrangements, proposant de nouvelles versions d’anciens morceaux, expérimentant des genres inédits, s’engageant dans d’étonnantes collaborations avec des musiciens comme Charlie Parker ou John Coltrane dont le style s’était construit en partie en opposition au sien, Ellington a conservé jusque dans ses dernières années une peu banale capacité d’invention, et son orchestre a très longtemps gardé sa cohérence et son dynamisme.
« Un homme d’hôtels »
Duke Ellington’s America n’étant pas une véritable biographie, Harvey G. Cohen n’évoque qu’en passant la vie personnelle d’Ellington. Ceux qui sont intéressés par l’homme privé trouveront davantage d’informations à ce sujet dans les meilleures biographies du musicien, par exemple celles d’A. H. Lawrence, Stanley Dance ou John Edward Hasse, pour en citer trois parmi les plus récentes. Ellington n’a lui-même livré de sa vie que quelques aperçus dûment sélectionnés. La plus grande partie de son existence s’est déroulée à une époque où il était encore d’usage et possible, pour les vedettes du music-hall, de vivre dans une relative discrétion, et il était un homme secret et réservé, très soucieux de son image publique. Rédigée pour un mobile de nature essentiellement pécuniaire, son autobiographie, dont Cohen nous apprend qu’il regrettera postérieurement l’avoir publiée, est délibérément expurgée de toute information trop intime ou susceptible de se révéler compromettante.
Harvey G. Cohen évacue notamment en deux phrases la vie sentimentale, notoirement très remplie, d’Ellington (marié une seule fois et très tôt séparé sans avoir jamais divorcé, mais compagnon officiel d’une certaine Evie Ellis durant plusieurs décennies, il était ce qu’on appelle communément un homme à femmes). Il évoque par contre en termes très éclairants les convictions religieuses profondes du musicien, ainsi que son goût avéré pour la solitude et la vie itinérante : en tournée quasiment toute l’année, rarement à son domicile, Ellington était de son propre aveu « un homme d’hôtels », jamais aussi heureux que dans l’anonymat d’une chambre meublée. On découvre aussi et surtout la puissance de sa passion viscérale et inextinguible pour la musique, « la principale source de motivation dans son existence agitée » et sa véritable maîtresse, pour user de l’image dont il s’est servi pour le titre de son autobiographie. De son propre aveu, Ellington ne pouvait passer à côté d’un piano sans s’y asseoir pour essayer quelques accords, et tous les témoins de sa vie se souviennent l’avoir vu griffonner à tout moment sur un bout de papier des idées pour un nouveau morceau qui lui venaient en tête. Cette obsession et la façon dont la musique le possédait en permanence sont assurément un des principaux secrets de son extraordinaire réussite.
En conclusion de sa longue enquête, Harvey G. Cohen récapitule la thèse qu’il s’est efforcé de démontrer : si importante que soit l’œuvre de Duke Ellington, on ne peut réduire l’influence qu’il a exercée sur l’histoire des États-Unis à ses réalisations musicales. Sa trajectoire personnelle et ses accomplissements d’homme public ont également joué un rôle fondamental, et l’impact qu’il a eu déborde de beaucoup l’histoire du jazz : « [Ellington] a contribué à transformer le paysage historique, racial et culturel de son pays autant qu’il a aidé à créer son héritage culturel ». Pièces du dossier en mains, on est assez tenté de suivre Cohen sur ce point.
Quoiqu’il en soit de cette question, la place qu’occupe Ellington dans l’histoire de la musique américaine est dans tous les cas absolument assurée et hors de doute ; comparable à celle d’Aaron Copland, Samuel Barber ou Charles Ives, selon le critique Clive James – des noms auxquels Ted Gioia ajoute à juste titre ceux de John Philip Sousa et de George Gershwin. Pour beaucoup de ses admirateurs, l’apport de la musique de Duke Ellington est cependant d’une autre nature, et c’est en termes personnels et existentiels qu’ils tendent à la juger. « L’œuvre de cet homme m’est vitale » déclare emphatiquement Alain Pailler dans Plaisir d’Ellington – « qu’il y ait eu un Duke Ellington pour trouer les ténèbres de ce siècle particulièrement riche en désastres me console presque d’avoir été jeté dans la vie. [Sans sa musique] je ne vivrais pas aussi bien ». Avec des mots plus simples et de manière plus poétique, Boris Vian ne disait pas autre chose ; et sans nécessairement s’exprimer sur ce mode hyperbolique, beaucoup d’entre nous en conviendraient facilement : un monde où l’on peut écouter la musique de Duke Ellington est plus riche et plus intéressant qu’un monde dans lequel elle ne se ferait jamais entendre, avec cette musique la vie est un peu plus belle et plus agréable qu’elle le serait en son absence.
Michel André