« L’esprit scientifique »


Quelle doit être l’attitude des scientifiques en temps de crise ? Peuvent-ils dire ce qu’ils pensent ou se garder d’alarmer l’opinion publique ? En pleine première Guerre mondiale, dans les colonnes du Journal du 30 janvier 1915, le journaliste Émile Gautier, invite les scientifiques à conserver leur « esprit scientifique », « la science étant avant tout l’art d’interpréter les faits et d’en dégager leurs conséquences nécessaires ».

Dans une magistrale leçon, consacrée à « l’esprit scientifique en temps de guerre », l’un de nos plus éminents chimiste nous donnait d’excellents conseils. « Ne vous agitez pas pour des questions hors de votre compétence, et surtout n’agitez pas votre prochain. » « Ne troublez pas l’opinion publique. » « Ne gênez pas l’œuvre de ceux qui ont la charge des destinées de la patrie. » « Prenez garde, en un mot, par une attitude inconsidérée, de semer l’affolement, de déchaîner l’anarchie, de paralyser les forces du pays, qui doivent être exclusivement dirigées contre les seuls ennemis de là France ! »

Ainsi l’exige « l’esprit scientifique », dont les sages ne doivent jamais se départir. « La science étant, en effet, l’étude des relations mutuelles de tous les phénomènes naturels, de leur interdépendance, il importe que chacun calcule d’avance toutes les répercussions de ses moindres actes et de ses moindres paroles, et agisse en conséquence. » On ne saurait mieux dire, et il serait à souhaiter que nos professionnels de l’alarmisme, nos stratégistes en chambre et nos zoïles d’estaminet en fissent leur profit. Sous le bénéfice de cet hommage, aussi sincère qu’il est mérité, me pardonnera-t-on de regretter que, pour illustrer sa thèse, l’éminent chimiste ait fait choix d’un singulier exemple ?

Je constate, en effet, qu’il fulmine contre ce qu’il appellerait pour un peu la monomanie de voir des espions partout. À dénoncer ainsi, dit-il, des périls « imaginaires » (sic), on risque, à la faveur de la dépression morale qui peut s’ensuivre, de « faire le jeu de l’ennemi ». « Souvenez-vous de 1870 ! »

Faut-il donc en conclure que, aux yeux d’un homme imprégné de l’esprit scientifique, toutes les histoires d’espionnage qu’on nous raconte sont autant de romans-feuilletons ?

Je demande — et je prends — la permission de m’inscrire en faux là contre.

Il y a trois ou quatre ans, il me souvient d’avoir lu un roman anglais (dont malheureusement le titre m’échappe) qui roulait précisément sur l’espionnage. Hanté, comme beaucoup de ses compatriotes, par le cauchemar du péril allemand, l’auteur avait imaginé une fable troublante. Il supposait que les douzaines de mille Boches installés à Londres, garçons d’hôtel et de café, employés de banque, commis de magasin, ouvriers, commis voyageurs, etc., étaient tous secrètementenrégimentés sous le commandement et le contrôle de chefs connus d’eux seuls. Bref, une véritable organisation militaire dissimulée sous forme de chorales, d’orphéons, de sociétés de secours mutuels, de bureaux de placement, etc. Chaque ligueur, au surplus, avait chez lui son fusil, ses cartouches, son uniforme, son casque à pointe, son matériel de campagne, ses pétards de dynamite et ses grenades à main.

Le jour de la déclaration de guerre, —ou plutôt la nuit précédente, — sur un mot d’ordre convenu, cette armée devait descendre dans la rue, s’emparer du Post Office, des différents ministères et postes de police, mettre le feu à quelques édifices, de façon à semer partout le désordre et la panique. On opérerait de même dans les principaux ports et arsenaux, ainsi que sur certains points du littoral, choisis et repérés d’avance comme lieux de débarquement, tandis que d’autres détachements occuperaient les positions stratégiques essentielles, les gares de jonction, les docks, feraient sauter les ponts, etc. Le corps expéditionnaire trouverait ainsi les voies ouvertes et la besogne à moitié faite. Ce serait une nouvelle édition, revue, corrigée, modernisée, avec un art infernal, de « la bataille de Dorking ». Finis Britannix !

Cette fantaisie dramatique eut un succès énorme. Tout le monde s’en amusa mais personne ne la prit au sérieux. L’esprit scientifique, apparemment, s’y opposait.

Cependant, j’ai sous les yeux un rapport du major Baden-Powell, — un homme sérieux et pondéré s’il en fût, — d’où il appert que tout ce qu’avait imaginé le romancier était, à part quelques détails secondaires, strictement vrai. L’organisation n’a pas fonctionné, mais elle existait. On a même pu identifier, sur les côtes du Pas de Calais et de la mer du Nord, neuf points différents où tout était préparé pour un débarquement éventuel. Il ne manque pas de faits authentiques fermes ou villas transformées en forteresses, plates-formes bétonnées à l’usage des gros canons dans les tenniscourts ou les usines, dépôts clandestins d’armes et de munitions, etc. — attestant qu’il en était de même en France, où, d’ailleurs, il est de notoriété publique que les espions pullulent encore, jusque sur la ligne de feu.

La science étant avant tout l’art d’interpréter les faits et d’en dégager leurs conséquences nécessaires, il ne saurait être antiscientifique de mettre les Français en garde contre ce péril parfaitement réel, non plus que de rappeler à qui de droit que, sous prétexte de faciliter le transport des minerais de fer pour le compte d’une société industrielle, les Allemands avaient rêvé de transformer certain petit port du Gotentin, que notre professeur doit connaître, en une manière de Gibraltar !

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Emile Gautier

LE LIVRE
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Le Journal de Fernand Xau, 1892 - 1944

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