Google is not evil !

L'affaire Google-Livres est une des plus embrouillées qui soit. Mais elle mérite que l'on tente d'y voir plus clair, car c'est en fait  de l'avenir de la  culture qu’il s’agit – et incidemment de  la future place de notre culture française. Un débat essentiel, donc, qui mérite mieux que les affrontements manichéens – Google d'un côté, en vampire électronique à la solde de l'expansionnisme yankee, face à l’intelligentsia franco-française en plein syndrome Astérix. Mais comment démêler cet écheveau d'empoignades et d'imbroglios ?


Bruno Racine y parvient dans un élégant petit ouvrage, Google et le nouveau monde (Plon). Et qui mieux que lui pouvait le faire ? Notre homme est en plein sur la ligne de front : comme patron de la BNF, c’est lui qui a passé avec Google un contrat pour la numérisation du fonds national qui a suscité des cris d'horreur – notamment ceux de son prédécesseur,  M. Jeanneney – et manqué lui coûter son prestigieux poste. Bruno Racine est aussi un bel esprit, ancré dans la culture classique comme dans la contemporaine, qui a dirigé à la fois la villa Médicis et le centre Beaubourg. C'est enfin un auteur prolixe et subtil, qui connaît bien les problèmes de l'écrivain d'aujourd'hui.


La numérisation des bibliothèques est une évolution formidable, comparable au déferlement du livre imprimé, il y a cinq siècles. Et comme avec la découverte de Gutenberg, il y a des avantages, dont il faut se réjouir, et des risques, qu'il faut contrôler. Notamment celui du choix des données numériques à expédier dans le cyberespace. C'est ici qu'intervient Google. Le géant américain a formé le projet de numériser pratiquement TOUT le contenu des grandes bibliothèques mondiales, et de mettre à notre portée un rêve ancestral, celui d'une bibliothèque universelle et unique. 


Pourquoi ce beau projet hérisse-il tant le poil de la cohorte des anti-Google ? 


Pour certains, l'entreprise US est un prédateur qui ne fera qu'une bouchée de notre vieille culture. Mais c'est oublier que les immenses bibliothèques américaines ayant passé accord avec Google ont déjà fourni à l'ogre les centaines de milliers de textes européens qu'elles avaient dans leurs rayons ; et sur les 2 millions d'ouvrages déjà « googlisés », plus de la moitié ne sont pas en anglais. 


Pour d’autres,  l'immense bibliothèque virtuelle n’offrira qu'un amoncellement de  documents en vrac, accumulés sans ordre et sans logique. Faux, là encore : à tout prendre, l'amas de savoir électronique est plus facile à compulser que le stock des bibliothèques éparpillées à travers le monde. Et nous disposons pour ce faire d'excellents outils : les moteurs de recherche, et notamment Google lui-même, que 90% des Français utilisent ! On peut discerner chez ces « anti-numérisation » comme des relents d'élitisme ; n'est-ce pas plutôt la perte de leur privilège d'accès aux salles de lecture et aux merveilles du savoir qu'ils sont en train de déplorer ?


Il y a enfin les nostalgiques du livre papier qui voient dans ce projet la mort de leur objet fétiche : mais savent-ils que les nouveaux outils d’ « édition à la demande »(POD) permettent  désormais de restituer presque tous les textes sous forme de livres, si on le souhaite, à un coût de plus en plus attrayant ? 


Officiellement pourtant, la cohorte des « anti » a choisi de livrer bataille sur le terrain juridico- économique, où ses arguments sont, dans un premier temps du moins, plus recevables. En particulier celui de la rémunération des ayants droits, notamment pour les « livres orphelins », cette masse de livres encore dans les limbes, entre le domaine public et le domaine privé. Bruno Racine semble insinuer que tout ceci constitue un combat d'arrière-garde, voire une manœuvre de retardement. Le problème a déjà été à peu près réglé aux États-Unis, où les éditeurs ne sont pas des philanthropes ; il le sera aussi en France, tôt ou tard.


En fait, on ne pourra pas échapper à la numérisation massive des bibliothèques. D'ailleurs, même en Europe, le mouvement a été amorcé de longue date, y compris par le prédécesseur (et pourfendeur) de Bruno Racine, M. Jeanneney. Et les tentatives se sont déjà multipliées : certaines avec un succès mitigé, comme Europeana (un projet paneuropéen, donc bizarrement conformé), ou d'autres plus réussies, comme Gallica (un projet franco-français, mieux venu mais de portée limitée). À tout prendre, Google n'est certainement pas le plus mauvais partenaire. Ce serait peut-être même le meilleur, à condition que soient bien définies et bien respectées les règles du jeu qu'esquisse Bruno Racine.

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