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La grande guerre des « fake news »


Le vote de la loi sur les « fake news », prévu ce jeudi, a été repoussé. Les parlementaires croulent sous les amendements. Pendant la Grande guerre, c’est sous les fausses nouvelles que la France est enterrée, et cela fait la joie (rétrospectivement) de leur grand collectionneur le docteur Lucien-Graux. Celui-ci leur consacre une série d’ouvrages remarquée. Dans La France du 15 août 1918, le critique Camille Le Senne loue cette initiative, tandis que La Croix du 20 juin 1919 s’amuse à créer une nouvelle typologie de ces « fake news » avant l’heure.


La France, 15 août 1918

On a beaucoup collectionné depuis le commencement de la grande guerre. Des hommes patients —ou qui voulaient do miner leurs nerfs —ont ramassé, ceux-ci, les insignes commémoratifs, ceux-là, les cartes postales, les uns, le journal d’actualité, les autres, les publications illustrées, d’aucuns les affiches ou les menus de guerre. M. le docteur Lucien-Graux s’est attaché à une autre série : la fausse nouvelle. Et la matière ne lui a pas manqué. Il publie, à l’Edition illustrée, sous ce titre : Les Fausses nouvelles de la grande guerre, deux volumes de chacun quatre cents pages, aux feuillets serrés. Et ce n’est qu’un commencement…

« Nous avons eu, écrit l’auteur de cette originale et formidable compilation, l’idée de composer cet ouvrage dès le premier jour de la guerre. Lee rumeurs contradictoires qui circulaient dans Paris nous en suggérèrent le dessein. Depuis lors, et au jour le jour, nous avons patiemment consigné ce qui semblait être la fausse monnaie de la grande information. Tant dans la capitale qu’au front et que dans les divers hôpitaux où nous avions été appelé à servir, nous avons tenu registre de tout ce qui se disait par anticipation sur tes faits et qui… ne se réalisait généralement pas. » Travail énorme ? On n’en saurait douter ; tous les chasseurs de canards sauvages témoignèrent combien il faut d’heures à  l’affût et d’endurance pour capter ce genre de volatile. Besogne frivole ? Assurément non. La fausse nouvelle, qui semble au premier abord le contraire de l’histoire, est de l’histoire tout de même, et pas négligeable. Elle répond à la mentalité essentielle de l’humanité, elle lui a été en tous âges aussi indispensable que le pain quotidien. Avant d’aborder l’œuvre d’enchaînement de tant de textes ou plutôt d’anti-textes multiples et contradictoires — enchaînement très serré, dans lequel il jouait la difficulté mais qu’il a particulièrement réussi —le docteur Lucien-Graux cite ses répondants.

Ils sont nombreux. Une maxime orientale dit : « Les nouvelles sont comme les rivières ; plus elles viennent de loin et plus elles grossissent. » Cœllus, dans une lettre qu’il adresse à Cicéron, lui parle des subrostants qui se tenaient au forum romain près de la tribune aux rostres, y ramassaient les épluchures de nouvelles et inventaient quand ils n’avaient rien butiné. Jules César s’extasie d’avoir en Gaule une véritable foire aux potins. Racine écrit : « C’est une plaisante chose que les provinces ; tout le monde y est nouvelliste dès le berceau… » La Bruyère : « Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit et qu’il est obligé d’abandonner le matin à son réveil. » La Fontaine vise les fausses nouvelles quand il dit :

« On tremble à l’horizon

Et cette alarme universelle

Est l’ouvrage d’un moucheron, »

Oserai-je suggérer au docteur Lucien-Graux d’ajouter à cette suite de témoignages la jolie strophe du poète montmartrois :

« Les chimères sont des oiseaux

Qui se logent dans les cervelles.

Les chimères sont des oiselles

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Qui se logent dans les cerveaux… »

Elles y ont logé de tout temps, surtout pendant les périodes de révolution ou de guerre étrangère. Comme le dit encore notre auteur, « il y avait des commères à Athènes, sur le pas des portes, pendant que se disputait la bataille de Marathon, et des « bien renseignés » dans les rues de Rome, le matin même que César se décidait à passer le Rubicon. » Et combien aussi dans notre histoire ? Le docteur Lucien-Graux n’a pas labouré tout le chemp d’observation historique : du moins a-t-il poussé sa charrue sur le terrain de la Révolution française, du consulat, de l’Empire de la guerre de 1870. Tout ce que le soc déterre ! Sous la Révolution, les anciens partis propagent ses faux bruits avec la plus criminelle mauvaise foi. Aux populations provinciales —en Bretagne surtout —le clergé verse la fausse nouvelle à pleines bolées.  Il laisse ignorer la suppression de la dime et du casuel, passe sous silence l’abolition successive des impôts indirects et annonce qu’on va bientôt prendre à chacun le tiers de ses meubles et de ses bestiaux. Lors de l’apparition de l’assignat, les gens d’Eglise, dont on vend les biens, se vengent en proclamant l’imminente banqueroute jusque dans le sein de l’Assembiée. Un pamphlet distribué à Nîmes en août 1790 assure que l’Assemblée nationale a donné commission aux protestants du Midi d’égorger tous les catholiques pour diviser le royaume en républiques fédératives. Il en est publié mille du même esprit, pour l’Ouest, pour Paris. Ecclésiastiques, gentilshommes, énervent ainsi la Vendée et préparent la guerre des Chouans.

Sous le Consulat, sous l’Empire, nous avons surtout la faussa nouvelle militaire. Tout un jour on vécut dans l’angoisse de Marengo. C’était un désastre sans retour. Les courriers l’avaient dit expressément. Le démenti arriva enfin ; c’était la victoire éclatante. Mais les pessimistes avaient triomphé pendant vingt-quatre heures. Pour Austerlitz également s’abat d’abord sur Paris la fatale nouvelle : « Nous avons été battus sans recours ! Nous avons perdu 27.000 hommes et toute notre artillerie. » Les prodromes de la bataille d’Eylau présentèrent à leur tour un chaos contradictoire. L’empereur dût écrire à Fouché, troublé lui-même : « Les Russes s’attribuent la victoire : c’est ce qu’ils ont fait après Pultusk, après Austerlitz. Ils ont été au contraire poursuivis, l’épée dans les reins, jusque sous le canon de Kœnigsberg. Ils ont eu quinze ou seize généraux tués. Leur perte a été immense. Nous en avons fait une véritable boucherie. »

Pendant la campagne de Russie l’affaire Malet sera le triomphe de ta fausse nouvelle. Le 22 octobre au soir, en 1812, Malet s’évade de la maison de santé où il était interné, revêt le costume de général, apprend à deux comparses crédules que Napoléon est mort le 7 octobre à Moscou que le Sénat réuni vient de voter le rétablissement de la République, exhibe de faux ordres, s’empare des administrations et n’échoue finalement que grâce à la rencontre fâcheuse d’un policier qui connaissait ses antécédents de conspirateur.

Pour arriver à l’époque actuelle, c’est le mensonge allemand qui détient le record de la fausse nouvelle. Il faut lire dans l’étude du docteur Lucien-Graux le détail multiple, infini de la félonie boche. C’est par là, comme il le dit avec raison, que s’ennoblit son ouvrage. Il fait une fois de plus la preuve que nos ennemis n’ont pas cessé d’être en même temps que les soldats du kaiser, ceux d’une Germanie de cautèle et de crimes soigneusement fardés. La diffusion des fausses nouvelles germaniques dans le monde entier, tant chez les Alliés des Empires centraux que chez les stricts témoins du vaste drame a été prodigieuse.

Face à cette fausseté méprisable, l’auteur a tracé un tableau détaillé du bavardage français et nous ne saurions lui en savoir mauvais gré car ce bavardage fut, dans l’ensemble, plus amusant que tragique : « Ce qui honore cette peinture et par contre-coup tout notre pays, c’est qu’il y apparaît bien nettement que nous n’avons, nous, jamais menti, ni pour le plaisir de pratiquer ce vice ni par raisons d’intérêts. Nous avons eu nos raconteurs, nos étourneaux, nos anxieux, nos imagina tifs, nos enthousiastes, nos fébriles, nos neurasthéniques, nos alarmistes et nos Roger Bontemps ; nous n’avons pas eu nos menteurs de métier. » On ne saurait mieux dire !

CAMILLE LE SENNE


La Croix, 20 juin 1919. Extrait

Les “Fausses Nouvelles de la Grande Guerre”

C’est le titre d’un ouvrage (en plusieurs volumes : six au moins ; nous en sommes au quatrième) que publie à l’Edition française illustrée le docteur Lucien-Graux, ouvrage qui donne bien ce que son titre promet : des fausses nouvelles à foison. […]

Comment diviser un tel travail. L’ordre chronologique, c’est celui qui est suivi. Et c’est bien : de la révolution russe aux offensives de 1918, à travers les grandes batailles qui prirent place entre mai et Juillet de cette même année. Pourtant, je diviserai autrement, afin de mieux grouper : les nouvelles « exhilarantes », les nouvelles « stupéfiantes », les nouvelles « suffocantes », les nouvelles « affolantes » si la place ne me fait pas défaut, les « contradictoires ».

Les nouvelles exhilarantes.

« De quoi parlera-t-on ? Car enfin il faut bien parler pour penser… » Or, on est optimiste. On forgera des nouvelles gaies. Et alors « l’Allemagne est épuisée, on le sait de source sûre. L’offensive va se déclencher. Les Allemands ont reculé. Ils ont peur de nous. Telle ville, très importante, va être prise. Elle est prise. C’est l’heure de la cavalerie ». Hélas ! La cavalerie reste « démontée », prosaïquement. Et ceux qui ont cru, désespérés, à la longue, se moquent de ceux qui ont fait croire. On les appelle les « indécrottables ». On dit : « Trois ans de guerre ne leur ont rien appris ! ».

En Allemagne, d’ailleurs, c’est comme en France ! On peut entendre —même sans écouter beaucoup —des phrases qui font tressaillir d’aise Fritz et Michel : « Il pleut du sang de Français » ; « Il neige des têtes de Russes. » Ou bien —et c’est presque dans les communiqués : « Les effectifs français et anglais sont tellement affaiblis, qu’il n’y a plus qu’à cueillir en avançant, au prix du moindre effort, sur Calais et sur Paris, le fruit de la victoire désormais certaine. » Oui certaine. Mais de quel côté ?

Les nouvelles stupéfiantes

Donc, pas ordinaires. Elles sont colportées par des gens qui font profession de tout savoir.Ils n’ont jamais rien appris. Mais qu’importe, puisqu’on les croit ! Alors, Ils disent : « Les Américains vont nous envoyer 100000 aéroplanes. » « Les Allemands ont réussi à faire du pain de bois. » « Comme déjà, depuis quelque temps, ils ont réussi à tirer la graisse des cadavres ; ils ont une usine pour cela. » Que si l’on est étonné, ils citent, un auteur qui, probablement, n’a pas dit son nom et, en tout cas, qu’on n’a pas revu :« Quand, les Anglais et nous, nous avons repris nos territoires récemment libérés, nous avons été surpris du grand nombre de cimetières allemands créés le long de nos routes ; il y avait là, couchés dans les mêmes sillons, beaucoup plus de cadavres que leurs bulletins n’en annonçaient. Et pourtant ils ne sont pas tous là. Un grand nombre de leurs soldats tués sur notre front sont transportés dans une usine créée exprès en Prusse rhénane, au milieu d’une forêt, à l’abri de toute indiscrétion. Là, un énorme outillage d’étuves, de cuves, de fours et de bains-séchoirs détaillent les pauvres cadavres, détachent l’ossature des chairs et tirent de cette dernière la matière grasse et oléagineuse destinée à des usages industriels. » Si vous voulez les dimensions de l’usine, ils vous les donnent : «214 mètres de longueur sur une centaine de largeur », l’endroit où l’on travaille : « C’est dans un coin nord-ouest du bâtiment que s’opère le déchargement. » Les Allemands —à l’esprit moins éveillé — se contentent d’annoncer chez eux que nous envoyons à nos soldats prisonniers des colis truqués dans lesquels on trouve —oh ! horreur — « des pastilles pour empoisonner le bétail et des appareils pour percer les pommes de terre » !

Les nouvelles suffocantes

Lentes à mouvoir, plus lentes à dissiper. Quelqu’un a dit :« à base de bêtise, laquelle est un produit inépuisable ». Citons-en quelques-unes —en plus de celle, connue : « les curés ont voulu la guerre »; «Paris va manquer de farine »; «Ne le dites pas, mais les agents du X arrondissement ont été secrètement exercés au tir de la mitrailleuse, car vous le devinez, la révolution est inévitable; alors, on prépare la police » ; « Briand a été arrêté ». « De Lamarzelle aussi. » « Et les voilà bien, les droitiers !» « Nos armées sont paralysées par la grippe espagnole ou par l’indiscipline », « Poincaré est démissionnaire. » Nos ennemis, aussi forts que nous, savent, à n’en pas douter, que notre président est mort ; que Clemenceau n’ose pas quitter Paris; qu’il se fait garder par des Annamfites ou par des Kabyles ;qu’il a été décrété d’accusation par les socialistes et que sa chute est imminente. Le bombardement de la capitale arrive, par Bertha. Aussitôt, entendez ce qu’ils disent : «la population parisienne, par peur des canons Krupp monstres, s’arrange pour prendre le premier et le deuxième déjeuner dans les stations du Métro ». Plus personne dans les rues, sinon ce pauvre Cailloux, « qu’on a la cruauté d’extraire de sa cellule pour le conduire, malgré les obus qui tombent, devant le juge militaire chargé de l’interroger ».

Les nouvelles affolantes

Elles sont données par les alarmistes, des individus qui voient tout en noir parce qu’eux-mêmes projettent du noir. « Je vous garantis la campagne d’hiver, les batailles du printemps, de l’été, de l’automne 1919. Nous n’avons pas fini de lire des communiqués. Ne croyez pas que les Allemands offrent la paix sur leur carte actuelle de guerre, ni qu’ils comprennent demain matin l’impossibilité de remonter le flot américain, ni qu’ils en mesurent encore et redoutent la fureur croissante. Ils veulent nous avoir les armes à la main ou périr le fer au poing. Ils iront Jusqu’au bout, eux aussi, en criant dans la bataille : « Tout ou rien. » D’autant plus qu’ils ont des armes. « Des canons de très longue portée nous menacent, des torpilles automotrices guidées par les ondes hertziennes, des nappes de gaz projetées par des chalumeaux gigantesques !» «Ce sera pour le 14 juillet Que préparent-ils ? Que vont-ils nous envoyer ? » «I l y a sept Berthas ». « Il y en a douze ». « Il y en a vingt. »

Outre-Rhin, les pessimistes ne manquent pas non plus, surtout aux heures qui commencent : celles de juillet. Un journal remarque : « Juillet est le mois de l’affaiblissement physique et moral. L’estomac creux, le porte-monnaie mal garni, l’humanité traîne de longues journées en attendant la récolte, et elle laisse pendre sa tête. En même temps, les semeurs de découragement ont le dessus. Ils s’ébrouent dans les eaux troubles de l’ordure politique et du veule laisser-aller. » Le journal en question les blâme. Nous les blâmions aussi. Nous disions : «Les alarmistes, des criminels, des fous ou des demi-fous. »

Les nouvelles contradictoires

De toutes peut-être les plus fatigantes, même sûrement, du moins si j’en crois celui-là qui disait : « Entre deux opinions opposées, je de meure suspendu sans espoir de me décider. » Qu’a-t-il fait alors pendant la guerre, quand il entendait : « La guerre finira dans les Balkans. » « Il n’y a de décision possible que sur le front occidental. » « C’est l’aviation qui aura le dernier mot. » « Un combat naval peut très bien mettre fin aux hostilités. » « Les empires centraux sont encore à même de fournir un effort. » « L’Allemagne est à bout. » « Guillaume est toujours leur idole. » « Ils commencent à ne plus avoir la même confiance dans le kaiser. » « On ne peut plus rien espérer de la Russie. » « Les Russes sont très capables de se ressaisir. » « Comptez encore vingt-quatre mois. » « C’est le dernier hiver. »

Je m’arrête. M. le docteur Lucien-Graux, qui donne tant de fausses nouvelles ( je lui en signale une venant de lui ;il s’est embrouillé dans les prénoms des deux Dumesnil, députés ; celui qui est mort, Gaston, de la droite, n’était pas sous-secrétaire d’Etat à l’Aéronautique. Oh ! non, c’était Jacques-Louis, radical, lequel vit). M, le docteur Lucien-Graux donc, qui nous donne tant «te fausses nouvelles, nous en promet d’autres. Glaneur infatigable. Qu’il glane bien, n’oubliant rien d’essentiel, ne consignant rien d’inutile. Il continuera à plaire.

 

LE LIVRE
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La France de Arthur de la Guéronnière, 1862-1937

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