Insaisissable Ravel

« Ravel demeure jalousement insaisissable derrière tous les masques que lui prêtent les snobismes du siècle », écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch dans son Ravel (1995). Dans les dernières lignes de sa biographie du compositeur français, la plus complète à ce jour, le musicologue américain Roger Nichols, fait le même constat : « Essayer de cerner Ravel est une entreprise à peu près aussi futile que d’attraper Scarbo dans un seau », écrit-il, faisant allusion au gnome de Gaspard de la nuit.


Maurice Ravel, 1912. Library of Congress
  « Ravel demeure jalousement insaisissable derrière tous les masques que lui prêtent les snobismes du siècle », écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch dans son Ravel (1995). Dans les dernières lignes de sa biographie du compositeur français, la plus complète à ce jour, le musicologue américain Roger Nichols, fait le même constat : « Essayer de cerner Ravel est une entreprise à peu près aussi futile que d’attraper Scarbo dans un seau », écrit-il, faisant allusion au gnome de Gaspard de la nuit. L’auteur du Boléro, de La Valse ou de L’Enfant et les sortilèges est né en 1875 à Ciboure, près de Saint-Jean-de-Luz. Sa mère, qu’il adorait, était l’enfant illégitime d’une femme de pêcheur. Son père était un ingénieur original, connu pour avoir inventé une voiture de cirque, à moteur, bien nommée Le Tourbillon de la Mort : elle s’est écrasée lors d’un test, en 1905, causant le décès du conducteur et le désarroi de la famille. Ravel, à ce moment, est déjà un compositeur en vue et se présentait pour la cinquième et dernière fois au prix de Rome. On ne sait toujours pas très bien pourquoi il s’obstina à vouloir décrocher cette distinction si représentative du conservatisme artistique, alors que son Jeux d’eau (1902) constituait déjà, selon Nichols, « l’œuvre clé de l’école “impressionniste” des compositeurs pour piano en France ». Jankélévitch cite la réaction d’un membre de l’Institut apprenant cette cinquième tentative : « Monsieur Ravel peut bien nous considérer comme des pompiers, il ne nous prendra pas impunément pour des imbéciles. » Il faut dire que l’impétrant avait dépassé la limite d’âge. Hier comme aujourd’hui, la musique de Ravel suscite des appré­ciations contrastées. Célèbre chroniqueur au Temps, Pierre Lalo la détestait cordialement. C’était une époque où l’on ne se gênait pas pour écrire ce que l’on pensait. Lalo voyait une « petitesse de l’esprit » chez un homme qui « n’a pas de sensibilité personnelle ». Lui-même compositeur, Roger Nichols montre la naïveté de ce jugement. En commentant son livre dans la London Review of Books, le musicologue britannique Stephen Walsh le rejoint pour décrire la tension qui existait chez cet homme au contraire hypersensible entre une « pudeur » (en français dans le texte) viscérale et les contraintes associées à la création musicale et aux attentes de la société. Ravel, qui avait été l’élève de Fauré, était un piètre enseignant et un exécutant plutôt médiocre. « Il n’a jamais été capable de bien jouer ses œuvres les plus difficiles, écrit Walsh, et était souvent critiqué pour le manque de subtilité de son toucher. » Il détestait les hommages et les marques de déférence, s’est tenu à l’écart des cliques musicales parisiennes et a refusé la Légion d’honneur. Plus gênant pour un biographe, cet homme qui s’habillait de manière raffinée, presque en dandy, n’a écrit aucune lettre d’amour (pour autant qu’on le sache) et n’a jamais laissé filtrer quoi que ce soit de sa vie sexuelle (s’il en a eu une). Il se refusait aussi à commenter sa musique. Il aurait été une catastrophe dans le monde actuel, écrit Stephen Walsh, un monde où tout artiste se doit d’expliquer les significations cachées de son art et souvent d’étaler sa vie privée au grand jour. Cette tension intérieure apparaît clairement dans son travail, estiment Walsh et Nichols. « Comme beaucoup d’artistes à la virtuosité incertaine, il était obsédé par la rigueur technique et, de même que son dandysme servait de couverture à son anxiété stylistique, le caractère hypercontrôlé de sa musique était sans doute un moyen de déguiser sa sensibilité émotionnelle. » Un critique anonyme du Times le décrit en 1923 : « Le charme de M. Ravel est impénétrable ; il a quelque chose d’un elfe, conduit l’orchestre le poignet ferme et souple avec autant d’économie d’émotions que s’il maniait le rasoir ; au piano, il adopte le ton mesuré de la conversation ordinaire, comme s’il vous expliquait le sens commun de la chose. » Un motif récurrent de ses œuvres signe sa personnalité profonde : « Une machine froide qui, de temps à autre, explose sous la pression de la vapeur », écrit Walsh.
LE LIVRE
LE LIVRE

Ravel de Roger Nichols, Yale University Press, 2011

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