Internet, pièges et maléfices

Books a été parmi les tout premiers organes de presse à attirer l’attention sur les risques que le développement d’Internet fait peser sur les démocraties. L’été 2009, nous titrions un numéro spécial : « Internet rend-t-il encore plus bête ? » En mars 2010, notre dossier de couverture était titré « Internet contre la démocratie ». En décembre de cette même année devait commencer ce qu’on a appelé « le printemps arabe », une série d’événements qui nous ont hélas donné raison : après une vague d’enthousiasme technophile dû au rôle des réseaux sociaux dans le déclenchement des événements, notamment en Égypte, il a fallu déchanter : les pouvoirs autoritaires ont su retourner l’arme contre leurs opposants. Partout dans le monde aujourd’hui, à commencer par la Russie et la Chine,  Internet est l’outil privilégié des autocrates. Tant il est vrai qu’une technologie est neutre : tout est dans la manière dont on s’en sert. Mais le chancre Internet ronge aussi le cœur même de l’arbre démocratique, au sein des plus vieilles démocraties du monde. L’histoire a apporté un démenti cinglant aux aspirations initiales de Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web, qui y voyait un magnifique instrument de progrès des libertés, de la communication et des connaissances. Un démenti aussi aux aspirations affichées par Mark Zuckerberg et Sheryl Sandberg, qui ont longtemps présenté Facebook comme un agent de la libre expression, de la contestation et du changement politique au sens positif du terme. Facebook et ses satellites  sont devenus une grande puissance. Ils drainent aujourd’hui 2,2 milliards d’utilisateurs dans le monde. Comme l’explique très bien l’historien des médias Siva Vaidhyanathan  dans un livre récent (Antisocial Media : How Facebook Disconnects Us and Undermines Democracy, Oxford University Press 2018.), Facebook attaque l’idée et la pratique démocratiques sur plusieurs fronts. C’est d’abord une nouvelle « machine à plaisir », à la Huxley,  un système de récompense dont un ressort essentiel  est la facilité avec laquelle on va faire ami ami avec des gens qui partagent votre point de vue. Selon une formule qui a fait florès, Facebook s’emploie à créer et à renforcer les « bulles filtrantes » que nous nous plaisons à habiter. C’est devenu un « forum pour le tribalisme », dit Vaidhyanathan. Une usine à entretenir et figer les préjugés et les communautarismes. L’effet est renforcé par les grands moteurs de recherche comme Google. Tirant 98% de ses recettes de la publicité, Facebook est aussi devenu un formidable outil de surveillance des citoyens et de manipulation des esprits. On a bien compris le premier point à l’occasion des révélations d’Edward Snowden, on comprend bien le second à la suite des campagnes politiques qui ont conduit au Brexit et à l’élection de Trump. On sait aujourd’hui que la firme britannique Cambridge Analytica, qui a accueilli Steve Bannon dans son conseil d’administration, a eu accès au dossier de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour développer des « profils psychographiques » exploitables tant par les entreprises commerciales que par les hommes politiques. On a longtemps cru qu’Internet serait un formidable outil d’accès à la culture. C’est à certains égards indéniable. Wikipedia est un outil de recherche gratuit et d’une facilité d’emploi sans précédent. Mais le contenu de Wikipedia se prête à la manipulation. Et la « machine à plaisir » d’Internet exerce un tel pouvoir d’attraction qu’elle contribue à détourner les jeunes de la lecture de textes longs, à commencer par les livres. Un nombre croissant d’études mettent désormais en évidence un effet global de déculturation d’Internet. Si l’on relie cette tendance à l’effet « bulle filtrante », on comprend que les fausses nouvelles et les fausses croyances tiennent le devant de la scène sur les réseaux. Plus que jamais la mauvaise information chasse la bonne, ce qui rend illusoires les initiatives vertueuses destinées à « promouvoir la liberté d’opinion et d’expression ».

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