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« La bonne loi méconnue »


Dans son allocution télévisée du lundi 10 décembre, Emmanuel Macron a annoncé que le salaire d’un travailleur au SMIC augmentera de 100 euros à compter de janvier 2019. Le salaire minimum a été généralisé en France en 1950 avec le SMIG. Mais la première loi fixant un seuil minimum de rétribution est adoptée le 10 juillet 1915. Elle ne concerne cependant que les ouvrières textiles travaillant à domicile. Comme le rappelle l’académicien Eugène Brieux dans cet article du Journal du 25 mai 1916, celles-ci ont l’assurance d’obtenir au moins un salaire équivalent à celui des ouvrières d’usine (qui, lui, n’est pas contraint par un minimum légal). Encore fallait-il qu’elles fassent valoir leur droit. L’écrivain se propose de leur porter secours.

Un des bons moyens de préparer le bonheur de nos soldats à leur retour étant, je pense, de s’occuper du sort de leurs femmes, mères, sœurs ou filles, et d’assurer à celles qui devront travailler à domicile un salaire décent, je demande la permission de consacrer encore cet article à la question des salaires féminins.

Aussi bien, j’espère que, grâce à cet appel poussé de la tribune retentissante du Journal, un certain nombre d’ouvrières exerceront un droit, qui leur est accordé, droit précieux, légitime, qu’elles ignorent, et qui permet cependant à un grand nombre d’entre elles de se soustraire aux cruautés des salaires de famine.

Les horreurs du travail à domicile ont ému, depuis de longues années, chez nous et à l’étranger, la pitié des hommes de cœur et provoqué leur indignation depuis longtemps, l’idée d’une loi fixant un salaire minimum était dans l’air. En France, cette loi, inspirée par les études de M. d’Haussonville, préparée par M. le comte de Mun, réalisée par MM. Millerand, Berthod et Jean Morel, a été promulguée le 10 juillet 1915.

Herriot avait pu dire au Sénat, trois mois avant : « Ceux d’entre nous qui administrent des communes où il y a un grand nombre d’ouvrières travaillant à domicile savent qu’elles sont parmi les victimes les plus lamentables de la guerre. » La loi fut votée. On en attendait le plus grand bien et l’un de ses défenseurs. M. Raoul Jay [spécialiste du droit du travail]s’écriait : « Nous croyons que le 10 juillet 1915 restera une date de notre histoire sociale. »

Eh bien, si les ouvrières ne s’en mêlent pas, cette date ne sera que celle d’une faillite. La loi entend protéger « les ouvrières exécutant à domicile des travaux de vêtements, chapeaux, chaussures, lingerie en tous genres, broderie, dentelles, plumes, fleurs artificielles et tous autres travaux rentrant dans l’industrie du vêtement ». Le nombre de ces ouvrières dépasse 800 000. Les dispositions de la loi pouvant, après avis du Conseil supérieur du travail et en vertu d’un règlement d’administration publique, être rendues applicables à des ouvrières à domicile appartenant à d’autres industries, on peut affirmer que le nombre de celles qui pourraient en profiter dépasse le million. Combien en tirent avantage ? Une infime minorité. Pourquoi ? Parce qu’elles ignorent leur droit et parce qu’elles n’osent l’exercer.

Donnons un aperçu de la loi : « Un salaire minimum est fixé. Les prix de façon doivent être tels qu’ils permettent à une ouvrière travaillant à domicile, d’habileté moyenne, de gagner en dix heures un salaire égal à un minimum déterminé, ce salaire étant celui habituellement payé dans la région aux ouvrières de même profession et d’habileté moyenne travaillant à l’atelier, à l’heure ou à la journée et exécutant les divers travaux courants de la profession. » En d’autres termes, on doit gagner autant en travaillant chez soi qu’en travaillant à l’atelier.

Les fabricants ou intermédiaires ne doivent pas donner du travail à un prix inférieur, et, s’ils le font, l’ouvrière peut se faire rembourser la différence, à la condition de réclamer dans les quinze jours. Par qui le salaire minimum est-il fixé ? Par des comités de salaires. Àdéfaut des comités de salaires, par des comités d’expertise. Comment l’ouvrière connaîtra-t-elle le chiffre de ce salaire minimum ? Ce chiffre doit être « affiché en permanence dans les locaux d’attente, ainsi que dans ceux où s’effectuent la remise des matières premières aux ouvrières et la réception des marchandises après exécution ». On a espéré que cette publicité obligatoire empêcherait un grand nombre d’abus. « Il est des choses qu’on n’avoue pas », dit M. Jay. De plus, au moment où une ouvrière reçoit du travail à exécuter à domicile, il doit lui être remis « un bulletin à souche ou un carnet indiquant la nature, la qualité du travail, la date à laquelle il est donné, les prix de façon applicables à ce travail, ainsi que la nature et la valeur des fournitures imposées à l’ouvrière ».

Et si cette publicité n’est point faite ? Si le carnet n’est pas remis ? Si cela n’est point fait, l’ouvrière n’a qu’à en informer le conseil des prud’hommes ou le juge de paix. Les inspecteurs du travail interviendront. Et si cependant l’ouvrière a reçu un salaire inférieur au salaire minimum fixé ? Dans ce cas, l’ouvrière peut, dans un délai de quinze jours, réclamer au juge de paix, et la différence lui sera remboursée. Bien plus, un syndicat professionnel ou une association autorisée à cet effet peut, directement, saisir la justice de cette non-observation de la loi.

Rien ne paraît plus simple. Cependant, des milliers et des milliers d’ouvrières continuent à travailler quatorze heures par jour pour deux ou trois francs, parfois moins.

ÀParis, c’est parce que le minimum des salaires n’est pas encore fixé. On n’a pu se mettre d’accord. On a demandé un salaire uniforme de cinq francs, et, à vouloir trop obtenir, on n’a rien obtenu du tout. C’est maintenant à la commission centrale de décider. Faut-il s’en tenir à cinq francs ? Ne serait-il pas préférable d’accepter un chiffre de trois francs, trois francs cinquante ou quatre francs, selon le genre de travail et l’habileté de l’ouvrière ?

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Sur cette base, on serait tout de suite d’accord et le tarif serait mis en pratique immédiatement. Je voudrais bien que les ouvrières parisiennes intéressées me donnent leur avis. Plus ces avis seront nombreux, plus ils auront de poids dans la balance. En province, et partout où le minimum de salaire a été fixé, si les ouvrières travaillent encore à des salaires de famine, c’est qu’elles ne savent pas ou qu’elles n’osent pas réclamer, par peur de renvoi.

Qu’elles m’écrivent, les unes et les autres. Je me charge de faire parvenir leurs réclamations à « qui de droit » et je leur promets que leurs noms ne seront ni publiés, ni révélés aux employeurs.

Il faut qu’elles me donnent, sur une feuille séparée :

1° Le nom de la maison pour laquelle elles travaillent ;

2° Le genre de leur travail ;

3° Le prix fixé à la façon pour le même travail à domicile ou en atelier ;

4° Leur gain pour une journée de dix heures.

Qu’elles m’écrivent nombreuses : la valeur d’un seul témoignage pour une maison pourrait être contestée. (Plus j’aurai de lettres, plus j’aurai de chances de réussir. Àmes lectrices de faire une propagande pour m’en faire envoyer le plus possible.)

Qu’elles me disent enfin si les prescriptions d’affichage et de carnet à souche dont j’ai parlé plus haut sont observées.

Je porterai ce dossier à ceux dont le devoir est de leur faire rendre justice, et, si je ne réussis pas de ce côté-là, il se trouvera peut-être bien un député pour porter la question à la tribune. Ce sera toujours aussi intéressant qu’une interpellation sur la censure. Il ne suffit pas, en effet, d’avoir voté une bonne loi. On n’aura rien fait si on n’en assure pas l’exécution.

Brieux, de l’Académie française.

LE LIVRE
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Le Journal de Fernand Xau, 1892 - 1944

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