La Namibie est un drôle de pays
Publié en avril 2010. Par Jean-Louis de Montesquiou.
La Namibie est un drôle de pays : immense, désertique, et presque vide d'habitants. L'essentiel de la population humaine et animale est cantonnée dans la région nord, voisine de l'Angola. Dans le sud, presque rien, à part des richesses minérales, et la capitale, Windhoek. D'où toute la frustration des businessmen, régulièrement coincés comme moi dans cette ville minuscule, glaciale en hiver, et sinistre toute l'année ronde, où rien ne vient rappeler que l'on se trouve au cœur d'une des régions les plus mystérieuses d'Afrique, et les plus riches en animaux sauvages.
Mais d'astucieux entrepreneurs ont compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer de cette situation, en s'emparant d'une idée toute simple : amener les animaux aux touristes plutôt que les touristes aux animaux. Ils ont acquis un vaste territoire de 25 km de côté, à une heure de voiture de la capitale (1), qu'ils ont enceint de grillage et peuplé de tous les animaux de la savane et de la jungle africaine : les « big five », bien sûr (lions, léopards, éléphants, rhinocéros et buffles), plus beaucoup d'autres (sauf les singes, qui semblent poser trop de problèmes de management). Ils ont même importé des crocodiles et des hippopotames – des hippopotames, sur ces hauts plateaux où il peut faire - 10° la nuit en hiver ! L'approvisionnement semble facile, car il existe une sorte de marché commun animalier des pays du sud de l'Afrique, où l'on s'échange ses spécimens :
- Je te donne un éléphant contre un rhinocéros et trois girafes
- Quatre girafes et quelques hyènes
- Ça va !
En plus, pour faire bonne mesure, les animaux sont équipés au passage de colliers émetteurs, ce qui permet de les retrouver à coup sûr dans la vaste savane. Du coup, les « game drives » deviennent des promenades à succès garanti. Ce que l'on perd en suspense, on le gagne en efficacité. Car c'est incroyable comme il est difficile, même dans un enclos de 70 000 ha, de savoir où se cachent des éléphants. Alors, des léopards ou des pythons …
Tandis que je cahote sur les petits chemins de la « réserve » dans une immense Land-Rover équipée comme pour la guerre du Golfe, je ne suis guère fier de moi, et de ce travestissement d'aventure. Je m'interroge : où finit la nature sauvage et où commence le zoo ? Et de quel côté de cette frontière métaphysique me situe-je ? Pourtant ma méfiance finit par céder le pas devant l'inaliénable splendeur de la savane africaine au coucher du soleil, quand pour un bref moment toute la nature s'enflamme et se déchaîne, oiseaux, senteurs, et bien sûr les mouvements des grands fauves de service ce jour là. Même les plus désabusés des baroudeurs ne peuvent manquer d'être émus par un spectacle comme celui dont j'ai été gratifié : des lionceaux jouant avec leur vieux père malade, ou courant longuement derrière notre singulier véhicule.
Mais trêve de poésie ! Pour revenir dans le fascinant réel, il suffit de regarder autour de soi - non pas vers les collines qui se teintent de mauve, ni vers les minces bosquets d'où surgissent parfois les têtes inquiètes de girafes : vers le contenu du véhicule lui-même, mes frères les touristes. Pourquoi s'habillent-ils tous pour cette cocasse expédition comme s'ils allaient traverser l'Afrique à la recherche de Livingstone ? Pourquoi ne coupent-ils jamais leur portable ? (« Honey ! Tu ne devineras jamais ce que je suis en train de regarder ! »). Pourquoi choisissent-ils immanquablement les moments les plus intenses pour engueuler leurs enfants ?
Je retrouve mes compagnons d'aventure le soir, au bord d'une lagune plus ou moins naturelle éclairée comme un parking de banlieue, où tout le monde s'abreuve : les quadrupèdes d'un côté de la barrière électrique, les bipèdes de l'autre, sur la terrasse de l'hôtel. En fait, on se lasse vite du spectacle des premiers. C'est plus amusant d'observer les seconds. Par exemple, l'immanquable couple de riches russes : un «sugar daddy » replet, et une blonde désabusée qui pourrait être sa fille, voire sa petite fille (mais, comme le faisait justement valoir Henri IV, l'important est que la somme des deux âges reste constante).
Peu à peu le silence se fait sur la terrasse, et je peux enfin écouter et humer le mystère de l'Afrique, magique berceau de notre espèce humaine, tandis que mon esprit est assailli de questions fondamentales. Celles-ci par exemple : a-t-on mis des émetteurs aux crocodiles ? Que deviennent les hippopotames si l'eau gèle ? L'offensive des moustiques - qui eux n'ont pas été importés- m'oblige à battre enfin en retraite. Mais j'ai repris un peu confiance en mon statut d'aventurier-voyageur : peu de gens savent que le rhinocéros quand il se nourrit la nuit grogne comme un cochon. Moi, maintenant je le sais !
(1) Erindi Private Game Reserve
Mais d'astucieux entrepreneurs ont compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer de cette situation, en s'emparant d'une idée toute simple : amener les animaux aux touristes plutôt que les touristes aux animaux. Ils ont acquis un vaste territoire de 25 km de côté, à une heure de voiture de la capitale (1), qu'ils ont enceint de grillage et peuplé de tous les animaux de la savane et de la jungle africaine : les « big five », bien sûr (lions, léopards, éléphants, rhinocéros et buffles), plus beaucoup d'autres (sauf les singes, qui semblent poser trop de problèmes de management). Ils ont même importé des crocodiles et des hippopotames – des hippopotames, sur ces hauts plateaux où il peut faire - 10° la nuit en hiver ! L'approvisionnement semble facile, car il existe une sorte de marché commun animalier des pays du sud de l'Afrique, où l'on s'échange ses spécimens :
- Je te donne un éléphant contre un rhinocéros et trois girafes
- Quatre girafes et quelques hyènes
- Ça va !
En plus, pour faire bonne mesure, les animaux sont équipés au passage de colliers émetteurs, ce qui permet de les retrouver à coup sûr dans la vaste savane. Du coup, les « game drives » deviennent des promenades à succès garanti. Ce que l'on perd en suspense, on le gagne en efficacité. Car c'est incroyable comme il est difficile, même dans un enclos de 70 000 ha, de savoir où se cachent des éléphants. Alors, des léopards ou des pythons …
Tandis que je cahote sur les petits chemins de la « réserve » dans une immense Land-Rover équipée comme pour la guerre du Golfe, je ne suis guère fier de moi, et de ce travestissement d'aventure. Je m'interroge : où finit la nature sauvage et où commence le zoo ? Et de quel côté de cette frontière métaphysique me situe-je ? Pourtant ma méfiance finit par céder le pas devant l'inaliénable splendeur de la savane africaine au coucher du soleil, quand pour un bref moment toute la nature s'enflamme et se déchaîne, oiseaux, senteurs, et bien sûr les mouvements des grands fauves de service ce jour là. Même les plus désabusés des baroudeurs ne peuvent manquer d'être émus par un spectacle comme celui dont j'ai été gratifié : des lionceaux jouant avec leur vieux père malade, ou courant longuement derrière notre singulier véhicule.
Mais trêve de poésie ! Pour revenir dans le fascinant réel, il suffit de regarder autour de soi - non pas vers les collines qui se teintent de mauve, ni vers les minces bosquets d'où surgissent parfois les têtes inquiètes de girafes : vers le contenu du véhicule lui-même, mes frères les touristes. Pourquoi s'habillent-ils tous pour cette cocasse expédition comme s'ils allaient traverser l'Afrique à la recherche de Livingstone ? Pourquoi ne coupent-ils jamais leur portable ? (« Honey ! Tu ne devineras jamais ce que je suis en train de regarder ! »). Pourquoi choisissent-ils immanquablement les moments les plus intenses pour engueuler leurs enfants ?
Je retrouve mes compagnons d'aventure le soir, au bord d'une lagune plus ou moins naturelle éclairée comme un parking de banlieue, où tout le monde s'abreuve : les quadrupèdes d'un côté de la barrière électrique, les bipèdes de l'autre, sur la terrasse de l'hôtel. En fait, on se lasse vite du spectacle des premiers. C'est plus amusant d'observer les seconds. Par exemple, l'immanquable couple de riches russes : un «sugar daddy » replet, et une blonde désabusée qui pourrait être sa fille, voire sa petite fille (mais, comme le faisait justement valoir Henri IV, l'important est que la somme des deux âges reste constante).
Peu à peu le silence se fait sur la terrasse, et je peux enfin écouter et humer le mystère de l'Afrique, magique berceau de notre espèce humaine, tandis que mon esprit est assailli de questions fondamentales. Celles-ci par exemple : a-t-on mis des émetteurs aux crocodiles ? Que deviennent les hippopotames si l'eau gèle ? L'offensive des moustiques - qui eux n'ont pas été importés- m'oblige à battre enfin en retraite. Mais j'ai repris un peu confiance en mon statut d'aventurier-voyageur : peu de gens savent que le rhinocéros quand il se nourrit la nuit grogne comme un cochon. Moi, maintenant je le sais !
(1) Erindi Private Game Reserve