« La torture est bien montrée comme ayant été efficace »

En préparant notre dossier « Pourquoi les démocraties torturent » (mai 2009),  j’avais lu l’article consacré par Wikipédia au film La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi. On y lit que la torture est « bien montrée comme ayant été efficace ». Un bon exemple de la fragilité de l’entreprise Wikipédia. 

En préparant notre dossier « Pourquoi les démocraties torturent » (mai 2009),  j’avais lu l’article consacré par Wikipédia au film La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi.  Après l’évocation rapide du synopsis du film, l’article  s’ouvre sur un long développement intitulé « Objectivité ».  On y lisait (on y lit toujours, à la date à laquelle j’écris) ce paragraphe étrange :

« La question de la torture est abordée comme un fait, sans jugement moral : seules quelques scènes montrent des actes de tortures (réalistes par rapport aux témoignages et photos qui nous sont parvenus de l'époque). D'ailleurs la torture est bien montrée comme ayant été efficace pour démanteler le réseau du FLN d'Alger ».

On ne s’étonne pas de trouver « actes de tortures » avec un « s » à « tortures », banale faute de français. On s’étonne un peu plus de ce que la question de la torture puisse être abordée « sans jugement moral ». Mais la dernière phrase pose un problème d’une toute autre ampleur.

Contrairement à ce qu'on laisse croire au lecteur,  le fait que le film ait présenté la torture  « comme ayant été efficace » n’est  pas un signe d’objectivité. L’efficacité de la torture lors de la bataille d’Alger a été mise en doute par  la plupart de ceux qui ont étudié la question avec le recul  nécessaire.

Voici ce qu’écrit Darius Rejali, auteur de l’ouvrage majeur Torture and Democracy (2007), dans l’article que nous reproduisons dans notre numéro :


« Les défenseurs de la torture mettent en avant un argument efficace : la bataille d’Alger. En 1956, le FLN (Front de libération nationale) engagea une campagne terroriste d’attentats à la bombe à Alger, tuant de nombreux civils innocents. En 1957, le général Jacques Massu et  le gouvernement français entamèrent à Alger une campagne de lutte contre l’insurrection qui comprenait le recours à la torture. Pour citer le théoricien militaire britannique Brian Crozier : “Grâce à ces méthodes brutales, Massu écrasa l’organisation du FLN à Alger et rétablit solidement l’autorité française. Et il fit le boulot en sept mois, de mars à la mi-octobre” .

L’argument est difficile à contrer. C’étaient des professionnels de la torture, qui obtinrent avec célérité des renseignements fiables et cohérents. Ce fut une impressionnante victoire contre le terrorisme d’une démocratie qui pratiquait la torture .  Pourtant la réalité est différente : les Français ont vaincu en  déployant une force militaire écrasante dans un espace extrêmement réduit, non par la qualité du renseignement obtenu sous la torture […].

Les archives algériennes sont maintenant ouvertes, et de nombreux tortionnaires français ont écrit leur autobiographie dans les années 1990. L’histoire qu’ils racontent ne confirme pas le point de vue de généraux qui ont intérêt à valoriser les succès obtenus par ce moyen[…].

Ce qui fit la différence pour les Français à Alger, ce ne fut pas la torture, mais les renseignements précis obtenus grâce à la coopération de la population et aux informateurs.

De fait, aucun soldat du rang n’a pu témoigner que lui personnellement, grâce à un interrogatoire mené à propos, aurait fourni des renseignements décisifs ayant permis d’empêcher  une action terroriste. ”Quand la souffrance de l’interrogatoire commençait, observe un tortionnaire, la victime parlait abondamment, citant le nom de militants morts ou en fuite, indiquant le lieu de cachettes abandonnées où nous ne pûmes rien trouver sinon des documents sans intérêt”. Les détenus donnaient aussi le nom de certains de leurs ennemis, renseignement exact mais sans utilité pour les Français.

Les combattants du FLN avaient aussi reçu pour instruction, s’ils étaient forcés de parler, de donner le nom de membres de l’organisation rivale, plus modérée, le MNA (Mouvement national algérien). Peu ferrés dans les subtilités du nationalisme algérien, les soldats français aidèrent le FLN à liquider l’infrastructure de ce mouvement  plus coopératif et torturèrent des militants du MNA, les conduisant à rejoindre le camp de l’extrémisme ».


Rejali évoque ensuite le film lui-même :


« Contrairement à ce que raconte le célèbre film La Bataille d’Alger, qui présente la population algérienne comme unie derrière le FLN et fait croire que la torture est la raison pour laquelle les Français emportèrent la victoire, la véritable bataille d’Alger fut une affaire de collaboration et de trahison par la population locale.  Comme Alistair Horne le décrit dans son livre [Histoire de la guerre d’Algérie], la population était  ”découragée au-delà de toute expression et reprochait aux dirigeants du FLN  de l’avoir mise dans cette  situation” ».


On pourra toujours soutenir que ce point de vue est lui-même contestable,  que d’autres études  permettraient de le relativiser, que d’autres encore, plus tard, viendront peut-être le rectifier. Mais on ne peut en aucun cas écrire dans un texte  qui se veut une entrée de référence pour les jeunes à qui leur professeur demanderait de s’intéresser au sujet,  que  la torture a été « efficace pour démanteler le réseau du FLN d'Alger ».  Quant à y voir un signe évident de l’ “objectivité” du film, c’est simplement risible.


Nous avons là, hélas, un bon exemple de la fragilité de l’entreprise Wikipédia. 

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