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« Le bobard »


Les nouvelles sur le front, 1914

Les enseignants et les parents mobilisés contre la loi « sur l’école de la confiance » seraient victimes de mauvaises informations, selon le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer, qui affirme assister à un « festival de bobards » sur le sujet.

« Bobard », mot que le ministre emploie régulièrement depuis quelques semaines, est un terme récent. Il naît dans les premières années du XXe siècle et se propage pendant la Première Guerre mondiale. Dans les tranchées, c’est un peu l’équivalent de nos « fake news », au point que ce tout nouveau mot s’étale en manchette du Figaro le 30 juin 1918. L’auteur dramatique et critique littéraire Fernand Vandérem y livre tous les secrets de ce terme à ne pas confondre avec ses prédécesseurs « racontar », « tuyau » et « canard ».

C’est le terme venu des armées qui sert aujourd’hui dans la société parisienne – celle de Paris comme celle des provinces – pour désigner des nouvelles à sensation. Inutile d’ajouter, que ces nouvelles ne s’appuient d’aucune garantie officielle. Leur prix et leur saveur consistent, au contraire, dans leur caractère confidentiel et privé.

Pourtant, il ne faudrait pas confondre le bobard avec les ersatz de vérité qui l’ont précédé : le racontar, le tuyau, le canard. Le racontar pâtissait toujours de l’humilité, de ses origines, qu’il avait le tort d’avouer. Issu de chez l’épicier ou de chez la crémière, il était généralement rejeté avec méfiance et dérision par les gens de bonne compagnie. Le tuyau présentait la faiblesse opposée. Comme il s’autorisait de documents censément puisés en haut lieu ou fournis par une personnalité en vue, on n’avait qu’à remonter jusqu’à sa source pour le voir crever incontinent. Quant au canard, troublé dans son vol par les hammerless de la censure, s’il parvenait cependant à gagner une gazette, l’étrangeté et l’extravagance de son plumage ne tardaient pas à le dénoncer. Parmi les communiqués et les nouvelles des agences, il détonnait comme le mensonge dans la réalité. Le contraste entraînait aussitôt sa ruine que consacrait dès le lendemain, un démenti du journal même qui lui avait fait accueil.

Le bobard, sans nous offrir plus de vérité que ses devanciers, marque néanmoins un perfectionnement notable. Il a su d’abord s’épargner les périls du canard en recourant exclusivement à la tradition orale qui, outre qu’elle esquive la censure, ne s’expose a nul démenti. Puis, du racontar comme du tuyau il a su éviter la faute, en faisant rigoureusement l’obscurité sur sa provenance. Àpropos d’un des bobards en cours sur les offensives, les effectifs, les avions, le canon, livrez-vous au travail d’exégèse le plus sévère. Je vous défie de découvrir son point de départ. Vous mettrez bien la main sur une dizaine de transmetteurs successifs. Mais au-delà, c’est le chaos et le gâchis. On se trouve alors devant un enchevêtrement d’affluents contraires, qui n’ont d’égal, pour la confusion, que les sources fameuses du Nil.

Ayant ainsi assuré ses derrières contre toute enquête gênante ou toute manifestation de mécontentement ultérieur, le bobard ne se lance pas pour cela dans les affirmations follement aventurées. On le dirait averti par l’expérience sur les dangers de ces terrains mouvants qu’on appelle le passé et l’avenir. Pour le passé, le premier témoin venu peut vous convaincre publiquement d’erreur possible. Et, dans l’ordre de l’avenir, on ne compte plus les devineresses mises sur la paille par des prédictions à date fixe, que la suite n’a pas confirmées. Foi de ces cruels enseignements, le bobard opère uniquement dans une région moyenne, où l’avenir ne dessine qu’une légère enclave sur le présent immédiat. Du passé, le bobard se désintéressera, comme entré dans l’histoire et n’appartenant plus à l’actualité. Quant au lendemain, le bobard bornera la durée de ses pronostics à un laps maximum d’une semaine, de façon à pouvoir les modifier, si par hasard les nécessités l’exigent.

La caractéristique du bobard serait donc en somme, la prudence, et même, tranchons le mot, la roublardise. Fournir des renseignements sensationnels mais incontrôlables, citer des chiffres impressionnants mais invérifiables, révéler des conciliabules supermondiaux mais impénétrables, voila un programme abondant en beaux numéros, et qui, sauf imprévu, sera tout profit sans pertes.

Prenons comme exemple le canon. Que risque le bobard à spécifier le nombre des pièces qu’on amène et des plates-formes que l’on installe ? Allez-y voir. Et eussiez-vous même cette velléité, vous seriez bien en peine de diriger vos pas, puisque le bobard a sagement pris soin de garder pour lui l’endroit de ces aménagements. Autre exemple d’ingéniosité : le récent bobard dont la presse hier se faisait l’écho, non sans en rire, et qui attribuait notre répit momentané à la présence d’un souverain ami séjournant dans nos murs pour y négocier la paix. Si le relâche durait, triomphe à l’actif du bobard. Si les avions repiquaient, signe du départ de l’intéressé. Dans les deux cas, succès assuré.

Mais la force des bobards n’est pas que dans leur adresse. Elle réside aussi dans leur inépuisable fécondité et dans leur diversité sans nombre. Qu’un d’eux claqua en route, dix sont là pour le remplacer, et chacun produisant des informations contraires. Forcément, à la longue, dans le tas, il s’en rencontrera un d’exact pour corser le crédit des autres ou pallier leurs défaillances. Tels jadis les marchands de tuyaux indiquaient à vingt parieurs différents les vingt chevaux d’une même course, ce qui leur permettait, en fin de réunion, d’inscrire à leur tableau tous les gagnants de la journée. Seulement à l’inverse des tuyaux du turf, le bobard ne s’engage pas au-delà de ses facultés. Il ne promet ni certitudes ni quasi-certitudes. Il ne se donne que pour ce qu’il est, avec tous les aléas que son modeste nom comporte. Et c’est comme tel qu’il est transmis ou comme tel qu’il est reçu.

Aujourd’hui, plus de ces airs importants, pour se confier à l’oreille : « Voici ce que je viens d’apprendre de source sûre », ou bien : « Connaissez la grosse nouvelle ? » Mais c’est avec un clin d’œil gouailleur qu’on se murmure d’une voix détachée : « Savez-vous le dernier bobard ? » Àquoi votre interlocuteur se devra de vous répondre par un clin d’œil similaire.

Rien de plus instructif sur le changement dans les esprits que ce changement dans le ton et dans l’expression des visages. Nous voyons là au vif l’œuvre de quatre ans de guerre. Sans doute notre manie d’informer le prochain n’a pas entièrement abdiqué. Et faute de vérité absolue, notre soif de renseignements ne peut pas encore se passer tout à fait de certains propos de remplacement. Mais des deux parts maintenant un pacte tacite de scepticisme a remis au point ce commerce d’indispensables confidences. Par un sourire complice, nous fixons d’accord la valeur des révélations secrètes. Par le surnom familier que nous leur infligeons, nous en limitons la portée. Le bobard ne constitue plus que la pâle survivance d’une coutume en décrépitude. C’est le dernier hommage du potin qui s’essouffle à la crédulité qui s’éteint.

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Fernand Vandérem

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Figaro de Maurice Alhoy et Etienne Arago, 1826-

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