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Le protectionnisme à tout va


St-Gingolph la frontière, douanier suisse/ peuplier

La guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis est montée d’un cran cette semaine, chaque pays annonçant de nouvelles taxes et droits de douanes. En France, le débat sur le protectionnisme a traversé tout le XIXe siècle et le début du XXe. En 1982, les Républicains, menés par Jules Méline, mettent fin aux traités de libre échange adoptés sous Napoléon III et rétablissent des tarifs douaniers élevés. Quinze ans plus tard, leurs opposants ne désarment pas et, comme l’économiste Yves Guyot dans cet article publié dans Le Siècle du 26 septembre 1907, assurent que ces taxes pénalisent l’économie de la France et ses rapports diplomatiques.

 

J’ai déjà parlé de l’article publié par M. Méline dans la Revue Economique internationale du mois de janvier 1907. Cet article contient des excuses des protectionnistes : « La protection n’est pas la prohibition. Il ne pouvait entrer dans la pensée de personne de condamner la France à l’isolement. » Nous sommes loin du moment où M. Méline déclarait que le marché national pouvait nous suffire. M. Méline affirme que « les protectionnistes ont tout autant de souci le l’exportation que les libre-échangistes. » Je ne nie pas le souci ; ce que je conteste, c’est leur manière de faire.

Par les impôts privés en faveur des protégés qu’ils ajoutent aux impôts généraux, ils augmentent les frais généraux de la production, donc le prix des produits ; et au dehors, ceux-ci n’étant plus protégés par les droits de douanes, sont refoulés par ceux qui peuvent produire à meilleur marché. M. Méline a conservé sa vieille haine des traités de commerce. Il est plein de méfiance.

« Nous avons le regret de dire que, dans ces dernières années, notre gouvernement paraît, s’être écarté, sous ce rapport, de la ligne droite qu’il avait suivie depuis 1892. » M. Méline frémit encore à l’idée de l’épouvantable danger qu’a fait courir la Suisse à la, politique de 1892. On est arrivé à une convention avec tarif annexé pour cinquante-quatre articles : mais cette convention peut être dénoncée tous les ans. Ainsi nous avons échappé « aux consolidations définitives de droits.  »« Espérons que la leçon nous profitera », conclut M. Méline avec émotion. Méline, qui ne s’est jamais donné la peine de connaître les opinions de ses adversaires, dénonce « les libre-échangistes à courte vue qui restent attachés indivisiblement au système des traités de commerce et qui en font une sorte de dogme économique. » Or, les libre-échangistes, loin de faire des traités de commerce un dogme économique, ne les préconisent que comme une concession à des préjugés et comme des garde-fous, établis pendant une certaine période, contre les entreprises des Méline de tous genres. Ils les demandent pour que, pendant une période de dix ou douze ans, les protectionnistes ne remettent pas tous les matins en jeu le régime, de l’industrie et du commerce de chaque pays. Ils les considèrent comme une garantie de stabilité, rien de plus. Tenant compte de l’expérience de 1860 à 1880, ils sont convaincus des avantages qu’ils ont donnés ; et ils considèrent que le régime des traités de commerce est supérieur à celui de la liberté des tarifs.

« Mais, dit M. Méline, le régime des traités de commerce a poussé certaines nations, la Suisse, par exemple, à relever leur tarif général, afin de donner une marge plus grande à leur marchandage avec les autres nations. » Je ne nie pas cette fâcheuse conséquence des traités de commerce ; mais est-ce que la théorie, du tarif maximum et du tarif minimum ne conduit pas aux mêmes résultats ? Et est-ce qu’actuellement, M. Méline et ses amis ne veulent pas rehausser le tarif maximum ? Méline proteste avec raison contre les spécialisations qui ont pour objet de tourner la clause de la nation la plus favorisée, telle que, dans le tarif allemand, la création « d’une catégorie spéciale à tarif réduit pour le bétail bovin de la région du haut plateau et des montagnes appartenant à la grande race tachetée ou à la race brune ; de spécialisations pour les animaux : des races-pures flamande, brabançonne, ardennaise et nordique. » D’accord avec M. Méline sur les inconvénients de ces spécialisations, je lui demande : – La politique de 1892 est-elle de nature à les atténuer ou à les favoriser ? M. Méline dit : « Grâce à la maîtrise de son tarif qu’elIe a conservée, la France peut, quand elle le voudra, prendre à son tour les mesures de rétorsion nécessaires pour rétablir la balance économique entre elle et les nations qui la faussent après coup. Qu’est-ce que veulent dire ces derniers mots ? Ils ne sont que du remplissage. Quelles mesures de rétorsion M. Méline conseille-t-il ? Nos guerres de tarifs avec l’Italie et la Suisse ont-elles été si avantageuses qu’il veuille les engager avec d’autres nations ! En propose-t-il contre l’Allemagne ? Lesquels ? D’un autre côté, l’Allemagne a fait des propositions pour un traité de commerce, de ce ton maussade qu’elle a l’habitude d’employer pour forcer les gens d’être aimables avec elle. —Si vous n’êtes pas contents des traités de commerce que nous venons de conclure, faites comme certaines autres puissances et négociez avec nous, aurait dit l’ambassadeur d’Allemagne au ministre des affaires étrangères. L’article 11 du traité de Francfort contient la clause de la nation la plus favorisée. Je ne crois pas que nous devions procéder à la révision de ce traité en commençant par cette clause. Il n’y a pas seulement entre les nations des questions commerciales, il y a aussi des questions politiques, et si les négociations n’aboutissaient pas, croit-on que les relations entre les deux pays en seraient améliorées ? La première question à poser au gouvernement allemand, serait l’abandon de ses spécialisations. A quel prix y consentirait-il ?

La situation de nos échanges avec l’Allemagne appelle-t-elle donc une modification urgente ? Le 6 septembre, la Gazette de Lauzanne publiait un intéressant article qui montrait que si l’Allemagne avait su conquérir à ses produits certains marchés, elle avait dû largement ouvrir le sien aux marchandises françaises.

Méline termine son article en disant : « Notre pays est aujourd’hui un modérateur au point de vue économique et peut-être le dernier, obstacle à une nouvelle poussée protectionniste. » Qui l’eût cru ? M. Méline. En appelant aux libre-échangistes pour défendre ses tarifs et les présentant : comme un obstacle au protectionnisme ? Il justifie une fois de plus ce que j’ai dit de lui : « Le destin de M. Méline est de toujours dire et de faire le contraire de ce qu’il veut faire. »

Le théoricien du protectionnisme, M. Jules Domergue, démontre, en ce moment, dans la Réforme Economique, que les tarifs de 1892 n’ont pas relevé les prix. Alors à quoi bon ? Car apparemment si les protectionnistes les ont établis, ce n’est pas dans le but de provoquer au bon marché. Le vin cher ? dit M. Domergue. —Non, à coup sûr, car ce sont les protectionnistes qui sont responsables des illusions des viticulteurs du Midi qui ont planté de l’aramon et pratiqué la taille longue. La viande chère ? M. J. Domergue croit-il que la sécheresse n’a pas joué, dans les bas prix de la viande, en 1906, un rôle plus efficace que le tarif du 31 juillet 1903, qui frappe la viande de 35 francs les 100 kilos de poids net ? Le pain cher ?, dit M. J. Domergue.

Mais est-ce que le droit de 7 francs joue dans les années de bonne récolte ?

Il y a plus de vingt-cinq ans que j’ai fait la démonstration suivante : Dans les années de disette, les droits ont plus que leur plein effet ; ils subissent, au contraire, une atténuation d’autant plus grande que les années sont plus abondantes.  M. Domergue veut bien me dire que je retarde de cinquante ans. Je suis relativement très jeune par rapport à lui, car il est un contemporain de Colbert.

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Le Siècle a publié récemment l’intéressante étude que M. A. Havy a présentée au congrès international des vins, cidres et spiritueux tenu à Bordeaux en juin 1907. Le congrès a voté les conclusions du rapport invitant « les divers pays de l’Europe à conclure des traités de commerce. » Cette invitation est un peu générale, car presque tous les pays de l’Europe en ont conclu ou sont en négociations pour en conclure. Nous n’avons même pas pu rester dans l’isolement, réclamé par M. Méline, puisque nous avons dû conclure une convention avec la Suisse ; seulement elle est précaire, et ce qui est réclamé par tous, c’est un régime de stabilité.

Havy définit dans des termes très heureux notre tarif minimum : « II ne devrait pas être, dit-il, ce vêtement de confection, que l’on a cru, dès le début, pouvoir convenir à tout le monde. » Il ajoute : « Il doit être établi ; non pas par nous-mêmes, comme nous l’avons fait, mais par les nations qui, voulant traiter avec la France, demanderont des réductions à débattre pour importer leurs produits spéciaux.

« En fait, jusqu’à ces derniers temps, nous n’avons obtenu aucune faveur, car nous nous contentions d’offrir notre tarif minimum en échange du traitement de la nation la plus favorisée. Nous n’offrions rien de particulier, on ne nous accordait rien de spécial. S’il faut savoir donner pour pouvoir obtenir, la règle primordiale qui s’impose alors est de savoir ce que l’on doit demander en même temps que de savoir ce que l’on doit donner. »

Il ne faut pas se dissimuler que pour arriver là, l’effort est considérable. Les protectionnistes trouvent beaucoup plus commode d’imposer le tarif qui leur convient au gouvernement- et au Parlement. Parce qu’ils considèrent avec raison que les négociations avec l’étranger sont un contrepoids à leur influence, ils les repoussent. Cependant M. Méline dit lui-même : « On peut causer !» On ne fait pas du commerce international à soi tout seul ; on le fait avec d’autres peuples, et malgré toutes les œillères, on ne peut pas les ignorer.

Yves Guyot

LE LIVRE
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Le Siècle de Armand Dutacq, 1836-1932

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