Le retour des des rastas en Éthiopie
Publié en août 2010. Par Jean-Louis de Montesquiou.
Les hautes terres brûlées de l'Éthiopie, qui enflamment les âmes comme les imaginations, ont suscité voici près d'un siècle en Jamaïque l’étrange fantasme que l'Abyssinie était la Jérusalem céleste des esclaves noirs déportés, la vraie Sion de la Bible, le lieu central de la cosmogonie créole. Ils ont fait de l'empereur Haïlé Sélassié, le Ras Tafari, un Dieu en bonne et due forme et ont décidé de lui vouer un curieux culte, le culte rasta, avec ses accessoires : musique (reggae), dreadlocks, et ganja. Ce phénomène singulier a été soigneusement décrit par une jeune universitaire, Giulia Bonacci (1).
Est-ce d'ailleurs un culte, un mouvement politique, ou une forme de résistance culturelle ? Probablement les trois à la fois. Les Rastas ont allègrement puisé dans la Bible des confirmations de la suprématie des « peaux brûlées » (« Aethiops » en grec) : la reine de Saba, le Cantique des Cantiques (« Je suis noire et pourtant belle »), Tsippora, la femme africaine de Moïse, peut-être aussi Moïse lui-même… Les Noirs sont comme leurs frères juifs : une branche du peuple de Sion en esclavage à Babylone; Haïlé Sélassié est leur Jéhovah, et l'Éthiopie leur terre d'origine et leur terre promise. C'est là qu'ils doivent retourner.
Le fantasme du retour des esclaves américains vers le continent ancestral a connu beaucoup de moutures, dans plusieurs pays africains : Libéria, Sierra Leone, Nigéria, Ghana, Malawi etc. Mais jamais avec cette ferveur mythique et mystique. Des organisations qui avaient commencé à lever des fonds, et à se quereller, ont, dès l'indépendance de la Jamaïque en 62, encouragé les retours « à la maison », comme chantait Bob Marley. L'empereur lui-même est venu à Kingston, et l'aéroport a été submergé par ses adorateurs enfiévrés, pour la plus grande gêne des autorités autant que la sienne propre. Mais il a concédé 200 ha de ses terres pour permettre aux rastas d'établir une tête de pont à Shashemene, à 250 km au sud d'Addis-Abeba.
On ne peut pas dire que les rastas aient accouru en masse – une centaine d'individus à peine, qui, « partis en bateau et revenus en avion » (dans le meilleur des cas), ont osé affronter les tracasseries administratives, et surtout la mauvaise volonté des paysans du cru. Les Jamaïcains descendants d'esclaves ne connaissaient rien à la terre ni à l'agriculture. Ils se faisaient honteusement gruger par les locaux avec lesquels ils ne communiquaient, du créole à l'amharique, que via un anglais approximatif. En plus, les Éthiopiens les trouvaient trop noirs ! Le statut juridique des terres qui leur avaient été concédées était confus, et les organisations de rapatriement, qui se tiraient dans les pattes, devaient chacune faire leur lobbying auprès des mystérieux dignitaires de la cour médiévale de l'empereur. Les rastas se divisaient aussi sur des querelles de doctrine, à propos notamment de la nature humaine ou divine du Ras Tafari, qui n’étaient pas sans rappeler les beaux jours de Byzance.
La révolution de 1974 a mis un terme à tout cela. Le cruel régime du colonel Mengistu s'est emparé de la quasi-totalité des terres de Shashemene, et un bon nombre de rastas s'en sont retournés à « Babylone » (New York ou Londres), la queue entre les jambes. Ceux qui sont restés – 18 familles – se sont intégrés par force à la population, qu'ils ont enrichie de nombreux petits Éthiopo-rastas. À Shashemene, les barrières géographiques, ethniques, et religieuses se sont fissurées ; les Jamaïcains se sont répandus dans la ville, et certains Éthiopiens se sont convertis au culte impérial et aux dreadlocks. Il y a même, dans la colonie qui compte aujourd'hui 200 personnes, quelques rastas blancs. L'écrivain voyageur américain Paul Théroux a fait une description un peu sarcastique de son passage à Shashemene en 2002. Il a rencontré quelques Jamaïcains qui continuent à invoquer « Sa Majesté », en professant des théories fumeuses tout en inhalant leur propre ganja clandestine. « Ils sont cinglés », lui a dit son chauffeur éthiopien en quittant la ville. « Qui donc voudrait venir vivre ici de son plein gré ? ».
(1) Exodus ! Histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie (Scali, 2008)
(2) Dark Star Safari (Houghton Mifflin Harcourt, 2003)