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« Les casseurs »


La loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations est parue au Journal officiel le jeudi 11 avril. Soutenue par le gouvernement sur fond de crise des « gilets jaunes », elle est connue sous le nom de « loi anti-casseurs ».

Aujourd’hui, le terme casseur évoque immédiatement un individu qui se livre à des dégradations dans le cadre ou en marge d’une manifestation. Mais il y a un siècle et demi, le terme désignait une personne plus insolente que violente. Le 5 mai 1864 dans Le Figaro, l’écrivain Gabriel Guillemot dresse une typologie des casseurs et constate qu’ils ont comme point commun, en plus d’être parfaitement insupportables, de n’avoir jamais rien cassé.

 

Voyez-le passer ! Sur la tête un chapeau de feutre ras, de forme extravagante qui s’incline crânement ; longs cheveux, barbe longue ; œil allumé, terrible ; le poing gauche sur la hanche ou le pouce dans l’entournure du gilet ; à la main droite, une badine qu’il porte comme un sabre ; rapidement, droit devant lui il marche tête haute, ne se détournant jamais. Gusman du trottoir, il bouscule hommes et femmes sourcils froncés, narines ouvertes, lèvres frémissantes, prêtes à découvrir les dents…

C’est un casseur !

 

Voyez-le passer ! Chapeau en arrière jeté ; œil morne, voilé à demi par une paupière lourde qui retombe sans cesse comme un store mal accroché ; les deux mains dans les poches d’un pantalon cosaque ; voûté ; lentement il marche avec un balancement d’épaules qui rappelle le mal de mer ; au coin de sa bouche pend une pipe noire et courte appuyée à la lèvre inférieure qui se retrousse sous le poids. Le monde extérieur n’existe pas pour lui ; il ne connaît que sa bouffarde, on lui parle, à peine répond-il, par signes de tête ou haut-le-corps, et crache loin, devant lui, les dents serrées…

C’est un casseur !

 

Voyez-le passer ! Élégant, pimpant, rayonnant ; frisé, ganté, rasé de frais ; le carreau dans l’œil ; chapeau à bords plats et imperceptibles déposé sur l’édifice de sa coiffure ; vêtu à la dernière mode ; son regard insolent et fixe analyse, fouille, scrute, interpelle chaque femme qui passe ; il rit bruyamment ; dans la discussion il a le verbe haut, et toujours de son côté il faut que la raison penche. Où qu’il se trouve, au cercle, au salon, il est sans gêne ; assis, il ramène sa jambe droite sur sa cuisse gauche et tient le bout de sa bottine vernie en causant ; à la boutonnière toujours un œillet…

C’est un casseur !

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À tous les degrés de l’échelle sociale, le casseur se rencontre ; à tous les âges et dans tous les états.

Le gamin qui suit les tambours du régiment, en ouvrant ses petites jambes, les poings serrés, casquette sur l’oreille… Casseur !

Casseur, le collégien fumant son manille dans les rues, le dimanche, et tout fier de demander du feu à un Saint-Cyrien qui passe.

Casseur, le garde national traversant son quartier, en uniforme, un jour de revue.

Dans le commerce, le casseur a nom Gaudissart, Gaudissart l’illustre ! qui n’a qu’un geste à faire pour écraser toutes les maisons rivales…

 

Ce petit défaut – un gros ridicule ! – naît et se développe chez l’homme saturé d’amour-propre et parfaitement convaincu de sa valeur intrinsèque.

 

Tous les bossus sont casseurs.

 

Qui dit casseur, dit vantard.

Le casseur ne craint rien. Il a eu cent duels ; de tous, il est revenu sauf ; ses adversaires n’en diraient pas autant. C’est une partie de plaisir pour lui qu’une rencontre. Il fait mouche à tout coup, d’ailleurs… Tenez ! À soixante pas, il éteint une bougie !

 

Le casseur vous méprise profondément. Si vous n’êtes pas satisfait, allez le lui dire, vous trouverez à qui parler…

 

Le casseur aime le bruit, l’esbroufe. S’il a des chevaux, il leur attache des grelots, les attelle à une voiture basse et court dans les rues de Paris avec une fille à ses côtés et un postillon devant.

Au théâtre, il s’affiche avec des petites dames et trouble la représentation.

Comme il a de l’argent, il prend toutes les licences…

 

À l’estaminet, il brusque les garçons, vide sa chope d’un trait avec un mouvement sec du coude et hurle des chansons obscènes… Autrefois, il rossait le guet.

Au restaurant, il se plaint tout haut du service et des consommations. Pour un grain de poussière, dans l’assiette tombé, il traite l’établissement de gargote.

Dans les bals publics, il crie, se démène, gesticule, pousse chacun… On lui dit : « Faites donc attention !.. » Il répond, menaçant : « de quoi ! de quoi ! »

 

Le casseur met de l’ostentation dans tout. Il fait de l’épate, comme on dit ; c’est une variété du poseur.

Il boit la bouteille à même ou à coups redoublés dans un grand verre dont il frappe sur la table, comme à l’Opéra-Comique les chœurs de buveurs…

Il se plaît aux paris extravagants.

« Cinq cents francs ! qu’il aille d’ici à Versailles à cloche-pied, en une heure ! »

 

C’est toujours un paresseux fieffé. Homme de lettres ou artiste, il s’occupe surtout d’esthétique. Il discute, juge, critique et conseille.

Bêcheur inexorable, il a une réponse pour tout, c’est : « Allons donc ! »

—Un tel a du talent.

— Allons donc !

S’il voulait s’en donner la peine, tous ces bonshommes qui se prétendent arrivés disparaîtraient comme la paille au vent… Vous verrez un de ces jours !

 

Le casseur n’a jamais rien fait, mais il ne doute de rien.

Le casseur a sur le travailleur modeste un avantage immense : l’aplomb ! L’aplomb ! c’est-à-dire le tremplin !

Il se présente dans un bureau de journal avec un article ; dans un cabinet de directeur avec un drame…

—Je vous apporte un chef-d’œuvre ! Vous m’en direz des nouvelles !

On en a vu réussir, rarement, à la vérité…

 

Il a bien d’autres immunités, le casseur ! On lui fait partout crédit, à la Bourse, à l’hôtel, au café, chez le tailleur, chez le chemisier…

S’il n’a pas d’argent, il en trouve !

On a confiance en lui, confiance sans limite.

Jamais ses créanciers ne le tourmentent ; il leur en impose.

Le casseur est multiple d’allures. Sous toutes les formes, sous tous les aspects, il se présente ; autant de variétés que d’individus ; autant de signalements que de têtes. Pourtant un lien commun les rassemble ; un trait commun, les caractérise : le casseur n’a jamais rien cassé !

 

Gabriel Guillemot

 

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Figaro de Maurice Alhoy et Etienne Arago, 1826-

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