Les habits neufs d’un vieux mythe

L’idée que l’homme pourrait énormément prolonger sa durée de vie a une longue histoire. Selon certains, la science met enfin cette perspective à notre portée.

«Il arriva que le roi David devînt vieux et fut accablé par les ans ; et ils le recouvrirent de vêtements, mais il n’en fut pas réchauffé. Alors ses serviteurs lui dirent, nous allons chercher pour notre seigneur une jeune vierge ; elle se tiendra devant le roi, et le chérira, et elle dormira contre sa poitrine, afin que notre roi puisse se réchauffer. » Son nom était Abishag. Elle était de la tribu d’Issachar, du village de Sunem, et pour cette raison était appelée la Sunamite. L’auteur du livre des Rois se met en peine de nous faire comprendre que David n’eut pas, comme on dit, de « relations sexuelles » avec cette femme : elle « chérissait le roi et s’occupait de lui : mais le roi ne la connut pas ». Le travail d’Abishag consistait à donner de la chaleur et de l’humidité au vieil homme, par la simple proximité de son jeune souffle. Elle se couchait contre sa poitrine pour allonger non pas son membre mais sa vie.


Jusque dans les temps modernes, les médecins ont prescrit le « sunamitisme » précisément à cette fin. Au XVIIe siècle, Francis Bacon approuvait la méthode du roi David, tout en suggérant que des chiots pouvaient faire le même effet que de jeunes vierges. Quelques années plus tard, le médecin anglais Thomas Sydenham recommandait la technique à ses patients, de même que le professeur de médecine néerlandais Hermann Boerhaave et l’Allemand Christoph Wilhelm Hufeland au XVIIIe siècle. Quant à James Copeland, éminent praticien ayant fait autorité jusqu’au XXe siècle sur le « transfert de la puissance vitale », il mettait en garde les jeunes femmes mariées à un vieillard contre le risque d’affaiblissement et de moindre longévité qu’elles couraient : « Ces faits sont souvent bien connus des hommes âgés eux-mêmes, qui considèrent cette pratique comme favorable à leur propre longévité, montrant ainsi comment l’égoïsme de certaines personnes augmente avec les années. » Curieusement, il ne semble pas exister d’archives concernant le rajeunissement médicalement organisé de vieilles femmes par le souffle de jeunes garçons.


Mathusalem, un fringant vieillard de 900 ans et plus…

Le livre des Psaumes nous accorde 70 ans, 80 tout au plus pour les constitutions particulièrement solides, mais c’est là une durée fort réduite au regard de ce qu’elle avait été. La cause de ce triste déclin fut une mauvaise alimentation. Le fruit de l’Arbre qu’Adam et Ève avaient le droit de manger conférait l’immortalité, le fruit de l’Arbre défendu apportait la connaissance du bien et du mal ; le prix à payer pour cette imprudence alimentaire fut l’expulsion du Paradis et, donc, la perte de l’accès à l’Arbre de vie. Plus de fruits à portée de main : depuis lors, nous avons dû chasser, cultiver la terre et cuisiner. La Terre elle-même fut abîmée par le péché originel ; elle devint moins fertile et ses produits moins nutritifs, ce qui retentit sur l’espérance de vie.


Les Patriarches n’étaient pas immortels, mais ils étaient faits pour durer. Mathusalem était un fringant vieillard de 900 ans et plus, après quoi le Déluge mina plus encore la fertilité du monde et le temps de vie alloué aux hommes. Ce malheureux déclin se poursuivit avec la descendance de Noé : Abraham mourut à 175 ans, mais dès l’époque du Psalmiste, un homme ne pouvait espérer vivre plus de six ou sept décennies. Ce fut pire ensuite ; les Anglais du XVIIe siècle se croyaient en général moins solidement bâtis, en moins bonne santé et promis à une vie moins longue que les héros d’Azincourt.


Malgré cette théorie du déclin
, les histoires d’êtres ayant atteint un âge extraordinaire continuaient de circuler. Au début du XVIIe siècle, on parlait d’une troupe de douze danseurs folkloriques pleins d’allant, qui cumulaient mille deux cents années d’existence. Mais le plus célèbre des vieillards modernes fut Old Tom Parr, qui fascina les médecins anglais et les philosophes de son temps en vivant jusqu’à 152 ans – ou du moins le croyait-on –, après avoir engendré un enfant à 100 ans et s’être remarié à 122 ans. La célébrité du vieux Tom lui valut d’être présenté au roi, qui ordonna à son médecin particulier William Harvey de pratiquer une autopsie quand il finit par mourir en 1635. Il fut enterré à l’abbaye de Westminster et un précurseur de William Mc Gonagall – le pire poète de langue anglaise – lui dédia un poème :


« Il est une Merveille, digne

d’Admiration

Il est – en cette époque remplie

d’Iniquité –

Non Antiquaire, mais Antiquité.

Car sa Longévité extrême fait de lui

un Monument vivant, et mortel. »


Le vieux Parr est demeuré assez célèbre pour donner son nom à une marque de whisky, à bon escient puisque, en gaélique, uisge beatha [terme d’où est issu l’anglais « whisky »] signifie « eau-de-vie ». Comment s’y est-il pris ? Pouvons-nous apprendre quelque chose de lui ? Quelles sont nos chances de prolonger la vie ? L’immortalité est-elle vraiment, enfin, à notre portée ? Ces derniers temps, les rêves de vie éternelle – ou démesurément allongée – naviguent entre le monde des blagues juives, celui de la génomique et les rivages plus capricieux de la gérontologie. « L’homme de 2 000 ans » de Mel Brooks avait une excellente mémoire (1). Avait-il connu Jeanne d’Arc ? « La connaître ? J’ai couché avec elle ! » Et Robin des Bois ? « Un garçon sympathique. Il écumait la forêt. Volait tout le monde et gardait tout. » Ses secrets pour une longue vie ? « La nectarine. Un super fruit. Pas trop froid, pas trop chaud, vous savez. Juste bien. »


Roy Walford
, gérontologue et immunologiste de Los Angeles, pensait que les souris et les hommes pouvaient prolonger substantiellement leur vie – jusqu’à 120 ans et plus pour les êtres humains – en réduisant leur consommation de calories de 25 à 50 %. Dîner : 85 grammes de blanc de poulet (grillé sans peau), une pomme de terre au four (avec la peau), 30 centilitres d’épinards à la vapeur. Walford suivit sa propre prescription en consommant seulement 1 600 calories par jour, mais il mourut en 2004 à l’âge de 79 ans, de sclérose latérale amyotrophique. Voici quelques années, un généticien de Cambridge, Aubrey de Grey, proclama que la longévité des Patriarches était en vue : « Je pense que la première personne qui vivra mille ans a peut-être 60 ans aujourd’hui. » Nous sommes en passe, dit-il, d’apprendre à réparer les dégâts moléculaires et cellulaires qui provoquent la sénescence et la mort. Et quand la science en sera venue à bout, ce qui devrait être bientôt le cas, « l’âge moyen sera de l’ordre de quelques milliers d’années ». [Voir l'encadré « Le mage de Cambridge ».]


Deux mille ans, ce n’est rien ; pourquoi pas l’éternité ? Ray Kurzweil est devenu un célèbre techno-gourou après que plusieurs de ses prédictions technologiques se furent réalisées. Il a gagné beaucoup d’argent dans les années 1970 en concevant un protosystème de reconnaissance optique des caractères. Ensuite, la société Kurzweil Music Systems commercialisa les synthétiseurs de musique électronique qu’il avait inventés. En 1990, la publication de « L’ère des machines intelligentes » fit de lui une star dans les milieux de l’intelligence artificielle et de la nano-futuro-technologie.


Son idée fixe était de rendre publique la vélocité – à ses yeux largement sous-estimée – du progrès scientifique et technologique : « Le rythme du changement de paradigme – la rapidité du progrès technique – double tous les dix ans. » Ce que Kurzweil appelle « la singularité » – le moment où le progrès technoscientifique atteindra le point de bascule ou tipping point (tel qu’il a été défini par le journaliste new-yorkais Malcolm Gladwell) – serait en effet proche, et nous deviendrons alors réellement les maîtres de notre destinée corporelle. Sur le plan de la biomédecine, cela signifie que, si vous vous accrochez assez longtemps, grâce aux techniques qui existent déjà – régimes et modes de vie –, le changement du paradigme vous apportera l’immortalité : « Nous devenons des cyborgs. » La nouvelle version de Corps-Humain, type 3.0, est proche. L’idée, comme l’écrit Kurzweil, est de « vivre assez longtemps pour vivre éternellement » ; ce serait « désolant de mourir dans l’intervalle ».


Son livre Serons-nous immortels ? est un manuel pour y parvenir. Il contient quelques excellents conseils pratiques, comme surveiller son poids et faire de l’exercice, mais il préconise aussi la « restriction calorique », la méditation, et une impressionnante liste de compléments alimentaires – qu’il préfère qualifier de « nutritionnels » (2). Kurzweil lui-même avale 250 pilules « nutritionnelles » chaque jour (plus des intraveineuses chaque semaine), notamment de la N-acétylcystéine, de l’Œnothera biennis, du resvératrol (le très désirable ingrédient qui se trouve dans le vin rouge et active les antioxydants), du chrome (pour réduire la résistance insulinique – Kurzweil souffre de diabète de type 2), de la lumbrokinase (pour réduire la viscosité du sang), de l’acetyl l-carnitine (pour la santé du cerveau), de l’acide alpha-lipoïque (pour inhiber la création de méchantes substances dites produits de glycosylation avancée), des doses massives de vitamines, huit à dix verres d’eau alcalinisée (il existe des machines pour en fabriquer), les réserves alcalines permettant au corps de neutraliser certains aliments à l’acidité néfaste, comme les oranges et les boissons caféinées telles que le Coca-Cola et le café.


Peurs et folies, orgueil et espoir, science et bon sens

De tous les espoirs qui jaillissent perpétuellement du cœur humain, le plus durable est le désir d’éternité – idéalement, sur cette terre, incarné, avec des facultés intactes, mais, si nécessaire, dans un Ailleurs, sans souci des facultés dévolues aux mortels. La deuxième hypothèse relève du domaine des prêtres ; la première de celui des médecins et scientifiques les plus présomptueux. Le livre de David Boyd Haycock est un tour d’horizon enlevé et bien documenté des théories de l’allongement de la vie – la « prolongévité » – du début du XVIIe siècle et à nos jours. C’est un travail plus substantiel que celui de Lucian Boia, Quand les centenaires seront jeunes. Il s’inscrit dans la lignée des recherches menées par le regretté Gerald J. Gruman, avec son livre « Histoire des idées sur la prolongation de la vie (3) ».


L’étude de Haycock est plus circonscrite que celle de Gruman, passant sous silence les traditions de l’Antiquité et celles du monde non occidental, mais elle compense en poursuivant son récit jusqu’à nos jours, alors que Gruman s’arrêtait en 1800. Haycock raconte une histoire poignante, faite de peurs et de folies, d’orgueil et d’espoir, de science et de bon sens : une lecture nécessaire pour tous ceux qui pensent qu’un allongement significatif de la durée de la vie n’avait jamais été promis avant et que cette promesse n’avait jamais été fondée, jusque-là, sur les fabuleuses avancées de la science et de la médecine. Haycock conclut néanmoins son enquête historique en exprimant sa confiance dans l’existence actuelle d’une « vraie chance », enfin, de voir nos rêves de vie beaucoup plus longue se réaliser : « Pas à pas, nous nous approchons de ce miracle de la science, écrit-il, et quelques-uns d’entre nous s’en sortiront peut-être vivants. » La fin de la mort est pourtant une variante de la fin de l’Histoire.


Il a toujours circulé un certain nombre d’idées sur l’art et la manière de prolonger sa durée de vie au-delà de la moyenne. La médecine traditionnelle comme la sagesse populaire expliquaient de deux façons le vieillissement et la mort. Vieillir, c’était se refroidir. Et mourir, c’était devenir sec. Ces deux théories reposaient sur l’expérience concrète de tout un chacun. Les jeunes gens sont pleins de sève et de chaleur. Les vieux se dessèchent et sont plus froids au toucher. Et à la fin, chacun redevient poussière et « aussi glacé que le tombeau ». La question était donc de savoir s’il existait un moyen de préserver l’humidité et la chaleur du corps.


Économiser la chandelle

La métaphore de la bougie était couramment utilisée pour expliquer la vie et suggérer une manière de la prolonger. Les êtres animés sont chauds, chaleur produite par la nourriture et la boisson, tout comme la flamme d’une chandelle est alimentée par la cire ou le suif. Tous les êtres vivants sont humides et se dessèchent quand ils perdent leur « humidité radicale » – celle qui est allouée à la naissance –, de même que la mèche est réduite en cendres lorsque l’humidité originelle de la cire ou du suif est consumée. Quand cela se produit, quand la mèche n’a plus accès à l’humidité huileuse, le fil de la vie est coupé ; votre vie est plus ou moins longue pour des raisons identiques à celles qui font durer plus ou moins longtemps une chandelle : cela dépend de la manière dont vous la traitez. Tout le monde comprenait donc la métaphore de la chandelle décrite par la poétesse Edna St. Vincent Millay, qui brûlait par les deux bouts et ne durait pas une nuit, signifiant que les hautes flammes qui brûlent trop fort et trop vite dispensent une jolie mais éphémère lumière, comme une bougie dans le vent (4).


Walter, le père philosophique de Tristram Shandy, le héros de Laurence Sterne, empruntait aux conceptions médiévales et aux théories physiologiques de son temps ; pour lui, « le secret de la bonne santé » dépendait, « évidemment, de la lutte entre la chaleur radicale et l’humidité radicale de notre corps ». La chaleur et l’humidité étaient toutes deux nécessaires à la vie, mais la vie n’était que tension entre elles ; quand la chaleur triomphait, la vie s’achevait. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les écrivains ont utilisé l’image de la bougie pour conseiller la modération au service de la longévité. Ainsi le romancier Anthony Trollope écrivait-il, dans Phineas Redux : « Le coucher tardif, les cigares nocturnes et les boissons de minuit, pour agréables qu’ils puissent être, consument trop rapidement les lampes généreuses de la jeunesse et sont fatals aux bouts de chandelle du grand âge. »


Retenir l’humidité du corps

Aucun auteur scientifique traditionnel n’a manqué de traiter de la chaleur et de l’humidité, mais les réflexions de Bacon sur la vie et la mort – par lesquelles Haycock commence son essai – insistaient surtout sur la préservation de l’humidité. Certains traités de médecine soutenaient que la santé et la longévité dépendaient de la circulation de certains esprits volatils – « une transpiration imperceptible » – à travers les surfaces du corps, et qu’il était donc nécessaire de désobstruer entièrement les pores de la peau ; mais Bacon estimait qu’il était important de retenir l’humidité du corps autant que possible.


Il fallait ne pas prendre trop de bains chauds, porter des vêtements graisseux au contact de la peau, s’enduire le corps de miel, d’huile d’olive ou d’amande douce, voire se recouvrir de teinture bleue comme le faisaient les habitants du sud de l’Angleterre avant la conquête romaine – toutes mesures destinées à empêcher la transpiration. Bacon était convaincu que les gens du Nord vivent plus longtemps que ceux du Sud parce que l’air froid tend à contracter les pores et donc à éviter la perte de l’humidité corporelle.


S’oindre d’huile d’olive peut avoir une utilité esthétique, mais guère d’implications morales. En revanche, les conseils de modération, l’injonction de ne pas brûler la chandelle par les deux bouts, l’appel à consommer des aliments et des boissons moins riches et, d’une manière générale, l’éloge de la frugalité ne sont pas neutres. Ici, l’esthétique est moins en cause que l’ascétique ; si vous voulez vivre vieux, vivez moralement et refusez la chair, pour ne pas creuser « votre tombe avec vos dents », comme dit le proverbe. Même Bacon, que sa fonction de Grand Chancelier obligeait à fréquenter la scène publique et qui reconnaissait la nécessité ponctuelle de quelques excès alimentaires, considérait comme un fait historique le lien de causalité entre ascétisme et longévité. Les saints pratiquant l’ascèse recevaient en prime une longue vie.


Restriction calorique

Presque tous les médecins du Moyen Âge et ceux du début des temps modernes sans exception prescrivaient la modération alimentaire afin d’améliorer la santé ; mais l’ascétisme était le régime privilégié si vous vouliez vivre très longtemps. D’un côté, il y avait les preuves tangibles fournies par la longévité des premiers Pères du désert – des artistes de la faim supposés se nourrir juste assez pour rester en vie ; de l’autre, il y avait la « théorie » véhiculée par l’image de la bougie, assurant que plus la flamme était faible, plus la chandelle durait (5).


Ainsi la restriction calorique était-elle – avant la lettre – la recette de longévité la plus populaire. Un nutritionniste écossais, le docteur George Cheyne, pensait comme beaucoup au XVIIIe siècle que le secret était de consommer juste assez de nourriture pour permettre au corps d’utiliser sa chaleur interne, en y ajoutant aussi peu de combustible extérieur que possible. Et, dans les dernières années du même siècle, Hufeland affirmait dans les Macrobiotics, son traité sur L’Art de prolonger la vie : « En consommant, nous nous consumons. » Vivre vite, c’était vivre peu.


Mâchez vos aliments posément. Ne buvez pas d’alcool, ce « feu liquide » ; les liqueurs « accélèrent la consomption vitale d’une manière néfaste et transforment la vie, dans son sens le plus élémentaire, en processus de combustion ». La « flamme sacrée » de la vie, c’était ce que Hufeland appelait la « puissance vitale » – die Lebenskraft. Si vous la sentiez diminuer, il fallait ralentir et se mettre au vert, comme on dit aujourd’hui. Détendez-vous ; renoncez à ce « regrettable esprit d’entreprise » qui ne laisse aucun repos. Soyez heureux : le rire est le meilleur des médicaments ; vivre dans la crainte de la mort vous empêche non seulement de jouir de la vie, mais augmente vos risques de mourir jeune. Hufeland a envoyé un exemplaire de son livre à Emmanuel Kant, qui l’a beaucoup apprécié. La troisième partie du Conflit des facultés (1798) est fondée sur sa réponse à Hufeland. Il félicite le docteur pour sa vision « philosophique » de la médecine, notamment pour l’idée que la vie peut être prolongée grâce à la modération et au contrôle rationnel des émotions. (Kant a ajouté ses propres découvertes médicales sur la salubrité de la respiration par le nez.)


Les enjeux du débat sur la durée de la vie humaine ont commencé d’évoluer avec les Lumières et leurs conséquences. Certaines données à l’origine de ce changement relevaient de la science et de la médecine ; d’autres, non. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, de nombreux penseurs ne voyaient plus de raison de prendre les Écritures à la lettre. Hufeland, de même que le statisticien et politicien écossais John Sinclair, ont réduit l’année des Patriarches à trois mois, limitant ainsi la durée de vie la plus longue jamais recensée à 240 ans.


On était toujours persuadé que les êtres humains vivaient moins longtemps qu’autrefois, mais le vieux Tom Parr et quelques autres seniors prodiges continuaient d’être cités en exemple de ce qui était possible, à condition d’obéir aux bons conseils des docteurs. On recherchait les causes de la mort prématurée. Et les circonstances qui vous tuaient vers 70 ou 80 ans n’étaient plus considérées comme les rançons du péché, mais comme les maladies du progrès ; la mort était le résultat de l’excès, de la débauche, de la luxure et du vivre-vite.


« L’anomalie, écrit Haycock, n’était pas ceux qui vivaient longtemps, mais ceux qui mouraient jeunes. » Les experts d’alors préconisaient la modération alimentaire (bien sûr), le pain complet, le végétarisme et une vie simple, de plus en plus inaccessible. Se sont ainsi maintenus tout au long du xixe siècle le vieux pessimisme sur le déclin historique de la longévité et l’optimisme traditionnel sur la possibilité, en principe, de prolonger la vie, voire d’atteindre l’immortalité. Dans les années 1870, des chimistes et des anthropologues anglais imaginaient que, grâce aux vaccins et aux nouveaux médicaments, la vie pourrait être étendue jusqu’à une durée patriarcale – non des milliers d’années, mais tout de même deux siècles ou un peu plus.


La triste vérité des registres

Un certain scepticisme commença à émerger quant aux « faits » traditionnellement admis sur la longévité. Avait-on bien vérifié dans les registres la date de naissance des personnes des XVIIe et XVIIIe siècles ayant soi-disant vécu un siècle et demi ? Dans les années 1860, un archéologue anglais écrit ainsi qu’il n’a « pas trouvé de preuve matérielle authentifiée d’une vie excédant un siècle » ; d’autres chercheurs, après consultation des registres de naissance, de baptême, de mariage et de décès, attestèrent des cas de longévité de plus ou moins 103 ans ; parallèlement, les prétentions de plusieurs « Old Tom » étaient démolies par des recherches relativement simples dans les archives paroissiales. Pour les esprits réceptifs au scepticisme, l’« old-tomisme » était mort, incapable de survivre à une époque plus attentive à l’état civil, qui n’accordait de crédibilité qu’aux documents authentifiés. La durée maximale de la vie humaine – potentielle et constatée – était en baisse.


Mais la longévité réelle – la durée moyenne de vie effective – était en hausse.
Si la tenue rigoureuse des archives et le développement des statistiques sociales érodaient la croyance générale en l’existence de robustes vieillards de 150 ou 200 ans, elles contribuaient aussi à miner la croyance dans le déclin historique de la longévité, depuis l’époque biblique. Haycock attire l’attention sur le rôle de l’assurance-vie dans l’exploitation des statistiques de longévité. L’assurance-vie a été d’abord commercialisée par l’État britannique comme moyen de lever des fonds et de permettre aux individus de se constituer une rente.


Ce système, écrit Haycock, « est un pari ; le récipiendaire de la somme forfaitaire » – d’abord l’État, puis une compagnie d’assurance – « espère que le donateur mourra avant que l’intégralité de son capital n’ait été remboursée, tandis que le récipiendaire de la rente annuelle espère vivre assez pour dépasser la valeur du capital ». Le business des rentes annuelles et autres formes d’assurance-vie avait besoin de données fiables sur des tranches d’âge bien définies. Des chiffres erronés pouvaient mener à la ruine. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, les statistiques de mortalité se sont accumulées dans les villes. Et, dans les années 1820, les modèles mathématiques montraient que le risque de mourir était multiplié par deux tous les huit ans. L’une des conséquences de ce modèle fut de réduire drastiquement la probabilité que quiconque puisse vivre, ou ait jamais pu vivre, aussi longtemps que Tom Parr.


Cependant, la masse de statistiques interdisant de croire à une longévité de 150 ou 200 ans eut aussi pour effet de convaincre que l’espérance de vie avait en réalité augmenté, que la tendance générale était à la hausse, et que c’eût été « une vulgaire erreur de croire que les hommes ont une vie plus courte aujourd’hui que dans l’Antiquité », comme l’observait un auteur en 1837. Un certain Gradgrind remarquait dans son livre Hard Times (« Temps difficiles », 1854) : « Nous avons la preuve que la durée moyenne de la vie humaine a augmenté au cours des dernières années. Les calculs des sociétés d’assurance-vie ont établi ce fait. » À la fin du XIXe siècle, les médecins et les scientifiques s’en attribuaient l’essentiel du mérite, tout en exprimant l’espoir que la poursuite du progrès permettrait de prolonger la vie davantage encore. L’épidémiologie moderne, elle, estime désormais que l’amélioration du régime alimentaire, des conditions sanitaires et de logement furent alors les facteurs essentiels.


L’enfer de la vie éternelle

Au début du xxe siècle, la réflexion sur la durée de vie et ses perspectives se développa dans différentes directions. La croyance dans la longévité des Patriarches et l’immortalité du jardin d’Éden s’était estompée, même si la religiosité et l’espérance d’une vie éternelle dans l’au-delà n’avaient pas diminué. L’amélioration des outils statistiques et la tendance à la sécularisation se conjuguaient pour convaincre les membres de l’élite que les êtres humains ne pouvaient guère vivre plus que 115 ou 120 ans. Si nous parvenions à 150 ans ou plus, il nous faudrait accepter le fait d’être les premiers à connaître une telle longévité.


Mais les espoirs religieux d’une vie corporelle éternelle ont été supplantés par la foi dans les pouvoirs miraculeux de la biomédecine. Si nous réussissons à vaincre toutes les maladies qui nous tuent, l’une après l’autre, qu’est-ce qui nous séparera de l’immortalité ? Et si nous en croyons les visions fantastiques de Kurzweil et de ses pairs, « le rythme du changement de paradigme » et l’approche imminente d’une « singularité » technoscientifique nous permettront de réparer et de renouveler indéfiniment notre corps. Non seulement éternels, mais éternellement jeunes.


Ce scénario n’est pas impossible, mais peu probable si l’on en croit les leçons de l’histoire. Il existe des raisons de ne pas espérer, ou du moins de ne pas beaucoup investir dans l’espoir d’immortalité. Il convient de ne pas prendre tout ce battage au pied de la lettre, de continuer à payer ses primes d’assurance-vie, de prendre la vie (et la mort) comme elle vient, en se contentant (à la rigueur) de chercher à s’accorder quelques années supplémentaires en finançant la recherche biomédicale, en ne mangeant presque rien (si vous trouvez que le jeu en vaut la chandelle), en avalant des pilules de resvératrol (le bordeaux étant trop chargé en calories), et en s’arrangeant pour avoir de très vieux grands-parents.


Et si les espoirs d’une vie beaucoup plus longue se réalisent, il pourrait bien rester quelques sujets d’inquiétude : l’ennui de faire sempiternellement carême ; le naufrage de la sécurité sociale ; l’incontrôlable croissance de la population mondiale ; la nature d’une société où les médecins et les politiciens prendront des décisions encore plus lourdes sur qui pourra vivre ou devra mourir ; l’absurdité de la vie dans un monde sans mort ; le fait de faire son service militaire à l’âge de 2 000 ans – quand on est un homme froid et sec, après tout – dans une société où le sunamitisme est réprouvé et non remboursé, même par les assurances privées. L’immortalité serait alors la revanche d’Abishag.


Ce texte est paru dans la London Review of Books le 26 mars 2009. Il a été traduit par Catherine David.

Notes

1| En 1960, au cours d’une réception, Mel Brooks, alors comique à la télévision américaine, improvise avec son compère Carl Reiner un sketch sur un personnage de vieillard juif radoteur, âgé de 2?000 ans : « Monsieur, on me dit que vous avez connu Jésus-Christ?? – Le Christ?? Laissez-moi me rappeler… Ah?! oui un jeune homme maigre, nerveux […] Un type sympa, il portait des sandales, non?? » Les deux compères enregistrent alors leur premier disque : The 2000 Year Old Man, qui remporte un succès instantané, et sera suivi de The 2001 Year Old Man.

2| Ray Kurzweil et Terry Grossman, Serons-nous immortels?? Oméga 3, nanotechnologies, clonage…, Dunod, 2006 (parution anglaise 2004).

3| Quand les centenaires seront jeunes. L’imaginaire de la longévité de l’Antiquité à nos jours, Les Belles Lettres, 2006 (parution anglaise 2004). Le livre de Gruman A History of Ideas About the Prolongation of Life, American Philosophical Society, 1966, n’a pas été traduit en français.

4| Edna St. Vincent Millay était une poétesse américaine de la première moitié du xxe siècle, connue pour mener une vie dissolue. Le texte fait ici référence à son poème le plus connu, publié en 1920, First Fig (« Première figue »). Son œuvre n’est pas traduite en français.

Pour aller plus loin

Brigitte Dormont, Les Dépenses de santé. Une augmentation salutaire??,Cepremap, 2009. Introduction ?à l’économie d’une société vieillissante.

CalebE. Finch, The Biology of Human Longevity (« La biologie de la longévitéhumaine »), Academic Press, 2007. L’une des dernières mises à jourscientifiques sur la biologie de la sénescence.

Stephen Hall,Merchants of Immortality, Chasing the Dream of Human Life Extension(« Marchands d’immortalité. Poursuivre le rêve d’allongement de la viehumaine »), Houghton Mifflin, 2003. Une dénonciation en règle des?scientifiques entrepreneurs qui font commerce des rêves d’allongementde la durée de la vie.

George Magnus, The Age of Aging. HowDemographics Are Changing the Global Economy of our World (« L’ère duvieillissement. Comment la démographie change l’économie de notremonde »), John Wiley & Sons, 2009. L’impact de l’augmentation de lalongévité sur l’économie.

James Riley, Rising Life Expectancy. AGlobal History (« Augmenter l’espérance de vie. Une histoireglobale »), Cambridge University Press, 2001. Les causes del’accroissement de la longévité.

Jean-Marie Robine, Eileen M.Crimmins, Shiro Horiuchi, Yi Zheng, Human Longevity, Individual LifeDuration and the Growth of the Oldest-Old Population (« La longévitéhumaine. La durée de vie individuelle et l’accroissement du quatrièmeâge »), Springer, 2006. La nouvelle population des très vieux.
LE LIVRE
LE LIVRE

Le tumulte de vivre. Brève histoire du désir de vivre plus longtemps  de Les habits neufs d’un vieux mythe, University of Chicago Press

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