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« Les Malfaisants »


Pas besoin de constituer une « Ligue du LOL » sur les réseaux sociaux, ou de créer un « Mohock Club » comme celui qu‘évoque Victor Hugo dans L’Homme qui rit, pour passer du rire à la méchanceté. Un simple petit morceau de verre suffit. « Du fait de rire d’une chute au fait de provoquer cette chute pour pouvoir en rire, il n’y a qu’une courte distance aisément franchie », assène le journaliste Lucien Victor-Meunier dans cette chronique parue dans Le Petit Marseillais du 5 juillet 1896. Prenant la défense des vélocipédistes attaqués par les cochers, les charretiers, les sots, il dénonce le règne des « malfaisants ».

Le Petit Marseillais stigmatisait, l’autre jour, comme il sied, la sauvagerie de ceux qui, sur les allées du Prado réservées aux cyclistes, déposent des tessons de verre et des clous destinés à gravement endommager les pneumatiques. À Paris et autour de Paris nous avons aussi nos malfaisants. Cochers qui s’amusent à « serrer » les vélocipédistes ; charretiers dont c’est la joie de barrer la route ; sots appartenant à toutes classes de la société et qui trouvent récréatif son de jeter, comme à Marseille, clous et morceaux de verre sur le chemin, soit de lancer leurs chiens aux mollets des pédaleurs. Contre tous ces gens-là, le Code et les règlements de police édictent des sévérités ; mais pas vu, pas pris. Qui a jeté ce cul de bouteille sur la voie ? Personne. Le cycliste crevé, qui, après avoir constaté le dégât, interroge d’un regard justement irrité l’horizon, n’aperçoit rien.

J’ai vu ceci : la route de Paris à Versailles, très fréquentée par les cyclistes, passe, entre Saint-Cloud et Ville-d’Avray, sous un pont de chemin de fer assez large pour qu’au milieu il y fasse obscur en plein midi. Un charretier qui cheminait lentement à côté de ses chevaux sortit soudain de la voiture la partie inférieure d’un litre et la posa, soigneusement, cassures en l’air, à l’endroit le plus sombre. Vous comprenez : il avait emporté, spécialement pour en faire cet usage, ce tesson et il s’en allait, après l’avoir mis là, sûr que si une bicyclette le touchait c’était assurément une déchirure de pneu et sans doute une chute, une « pelle » vraisemblablement dangereuse. Voulait-il, au moins, se payer le spectacle de cette culbute, jouir de la vue du cycliste et de sa machine, tous deux estropiés ? Point. Ayant fait le mal, il s’en allait à ses affaires, tranquille, sans tourner la tête ; si bien qu’il ne m’a point vu lorsque, ayant observé son manège, de loin, je me suis approché et j’ai jeté de toutes mes forces le tesson dans un champ voisin. J’ai eu une furieuse envie de rattraper cet homme, disparu déjà avec ses chevaux et sa charrette dans le repli du terrain, pour, sans me fâcher, si possible, lui demander la cause de son action. La presque certitude de ne point recevoir de réponse utile m’a fait renoncer à mon projet. Vraisemblablement, cet homme était une simple brute, aimant le mal par simple propension naturelle, par instinct. Vouloir raisonner eût été temps perdu.

Victor Hugo énumère, dans son Homme qui rit, les amusements de la jeune noblesse anglaise au siècle dernier : « Le plus distingué des clubs, dit-il, était présidé par un empereur qui portait un croissant sur le front et qui s’appelait “le grand Mohock”. Faire le mal pour le mal, tel était le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose, nuire. Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. En devenant mohock, on prêtait serment d’être nuisible. Nuire à tout prix, n’importe quand, à n’importe qui, et n’importe comment, était le devoir. » Le Mohock Club n’existe plus en Angleterre, je pense, et il n’a jamais existé en France, mais nous les coudoyons, bien nombreux, ceux qui seraient dignes d’en faire partie.

Foncièrement méchants ? Pas toujours. Mais bêtes et mal élevés. Combien de parents interdisent à leurs enfants de dénicher des oiseaux, de cribler de cailloux l’inoffensif lézard étalé au soleil sur un mur, d’écraser l’insecte qui passe ? Combien auraient l’idée de réprimander le moutard à qui la chute d’une personne, sur la voie publique, arrache des éclats de rire ? Comment y penseraient-ils d’ailleurs, puisque les trois quarts du temps ils rient eux-mêmes ? Une chute, songez donc : c’est si drôle ! La personne qui a fait un faux pas s’est peut-être blessée, meurtrie ; sans doute elle a maculé, déchiré son vêtement L’incident est toujours parfaitement désagréable pour elle. N’importe, on rit ; on se tord les côtes ; ah ! que c’est donc amusant ! Non seulement cette gaieté intempestive et cruelle est l’indice certain d’une mauvaise éducation, mais encore elle contient en germe la malfaisance dont au temps présent les cyclistes sont plus particulièrement exposés à subir les effets. Du fait de rire d’une chute au fait de provoquer cette chute pour pouvoir en rire, il n’y a qu’une courte distance aisément franchie.

Et c’est là où je voulais en venir. Assurément, je trouve excellent que des peines d’amende et d’emprisonnement et des condamnations en paiement de dommages-intérêts soient prononcées contre les semeurs de tessons et les exciteurs de chiens ; gaiement, je suis enchanté chaque fois que j’apprends qu’un cycliste musclé s’est chargé, vu l’absence de tout agent de l’autorité, d’administrer une exemplaire correction au membre du Mohock Club qui s’était attaqué à lui ; mais je dis qu’il y a surtout une question d’éducation.

Il y a, oui, des imbéciles incurables ; il y en a aussi à qui on peut faire honte de leur sottise coupable ; il y en a qu’on peut essayer de faire rougir et de ramener à de meilleurs sentiments. Eh bien ! c’est à cette tâche qu’il faut que s’emploient les gens de cœur et d’intelligence. Beaucoup de malfaisants agissent, comme je le disais tout à l’heure, d’instinct, sans volonté nettement arrêtée, sans but. C’est à ceux-là qu’il faudrait s’adresser. Une œuvre de moralisation à entreprendre, tout simplement. Je crois beaucoup au pouvoir de la persuasion. Ici, le rôle des maires pourrait être efficace. Des affiches, flétrissant les actes de sauvagerie commis, exhortant les citoyens au respect de la liberté de tous, auraient sans doute d’excellents effets. Les instituteurs devraient aussi intervenir, car le plus souvent les coupables sont des gamins. Oh ! je ne doute pas que déjà beaucoup d’instituteurs aient fait ce que je demande à tous de faire ; mais il faudrait que le mouvement se généralisât.

Dimanche dernier, à Champigny, près Paris, quatre cyclistes, dont deux dames, ont été l’objet d’une véritable agression. Des paysans avaient lancé un chien à leurs trousses. Les dames s’effrayèrent. Leurs compagnons voulurent chasser le chien à coups de pierre. Les propriétaires de l’animai le défendirent. Peu s’en fallut qu’une bagarre sanglante ne s’engageât. De telles scènes sont humiliantes, honteuses, dignes d’un pays de sauvages. Il faut faire tout notre possible pour améliorer nos mœurs sur ce point. Les coups de poing peuvent être en de certains cas un argument nécessaire ; une propagande active, constante, vaut mieux. Et qu’on ne me dise pas que je grandis démesurément le sujet, qu’après tout il ne s’agit que de question de bicyclette. D’abord les cyclistes, aujourd’hui, ne sont-ils pas légion ? N’ont-ils pas droit autant que quiconque au libre parcours sur les voies publiques ? Et pour s’efforcer de réduire le nombre des malfaisants imbéciles n’est-ce pas, à proprement parler, travailler au bien de tous ?

Lucien Victor-Meunier

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Petit Marseillais de Jean-Baptiste Peirron et Denis Bourrageas et Toussaint Samat, 1868-1944

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