L’OPA de Google sur le livre

L’accord passé par Google avec les auteurs et les éditeurs américains pourrait lui assurer le contrôle de l’accès à la plupart des livres.

Après l’entretien qu’il a accordé à Books, RobertDarnton, patron de la bibliothèque de Harvard, a durci sa position àl’égard de Google (1). Dans un nouvel article, il explique les raisonsde craindre que Google se voie confier un monopole de fait d’« unnouveau genre, un monopole sur l’accès à l’information ».

Historiendes Lumières, Darnton commence par revenir sur l’exemple del’Encyclopédie de Diderot. Cette entreprise magnifique s’appuyait surun rêve, celui d’une « République des lettres ». En pratique,cependant, ladite République restait l’apanage d’une élite. Laperspective ouverte par la numérisation de tous les livres et leurdisponibilité sur Internet est celle d’une possible démocratisation del’accès au savoir.

Les pères fondateurs de la Constitutionaméricaine étaient imprégnés de l’esprit de l’Encyclopédie. À commencerpar Jefferson-, qui représenta longtemps les États-Unis à Paris. Lesouci d’ouvrir à tous l’accès à la culture faisait partie des principesfondateurs de la nouvelle démocratie. « Gratuit pour tous », lit-on surle fronton des bibliothèques publiques. Ce souci s’inscrit jusque dansla Constitution, dont l’article 1er précise que le droit d’auteur nesaurait s’appliquer que « pour une durée limitée ». Il ne pouvait êtrequestion que les intérêts privés, pour respectables qu’ils fussent,puissent entraver le droit de tous à l’accès aux œuvres. Suivantl’exemple des Britanniques, les Américains fixèrent la durée des droitsd’auteur à quatorze ans, renouvelables une fois. Or, explique Darnton,nous avons assisté depuis lors à une double dérive, qui s’est accentuéeau cours des dernières décennies.

Première dérive : sous la pressiondes héritiers et des éditeurs (de livres et de films), le droitd’auteur s’est vu peu à peu étendu à une durée extravagante :soixante-dix ans après la mort de l’auteur. La règle vaut aussi enEurope. Aux États-Unis, elle date de 1998. Elle est appelée « loiMickey Mouse », parce qu’elle fut adoptée sous la pression deshéritiers de Disney.

Seconde dérive : alors même que la majorité desarticles publiés dans les revues savantes sont le produit de travauxpayés en tout ou en partie par le contribuable, la plupart de cesrevues sont publiées par des éditeurs commerciaux qui en tirent unrevenu exorbitant. Un abonnement d’un an au Journal of ComparativeNeurology coûte 25 910 dollars. Qui paye ? Ce sont les bibliothèquesuniversitaires. Lesquelles sont obligées d’arbitrer : la demande étantplus forte pour les journaux scientifiques que pour les livres, ellesréduisent leurs achats de livres. Du coup, ce sont les maisonsd’édition universitaires qui souffrent, le gros de leurs ventes allantaux bibliothèques. Or ces maisons publient la majeure partie desouvrages de réflexion.

Jusqu’à présent, l’essor d’Internet afavorisé un essor concomitant de l’accès gratuit aux ressourcespubliées. Des professionnels se sont organisés, proposant une offrecroissante de publications en accès libre. Des initiatives dues à desamateurs, comme Wikipedia, vont dans le même sens. Nous sommes, écritDarnton, au seuil d’une nouvelle démocratisation du savoir.

C’est àce moment que Google entre en scène. Passant des accords avec diversesuniversités, l’entreprise a numérisé depuis quatre ans un million delivres qui ne sont plus concernés par le droit d’auteur. Étant dudomaine public, ils sont libres d’usage, et Google, se rémunérant parla publicité, en propose gratuitement l’accès à qui veut :démocratisation. Mais Google a aussi numérisé un million d’ouvrages quisont sur le marché, et cinq autres millions qui sont épuisés mais souscopyright, n’en donnant à lire pour l’instant que de courts extraits.Cette initiative lui a valu d’être poursuivi en justice par deséditeurs et des ayants droit. Un accord a finalement été signé ennovembre 2008. Les universités et d’autres institutions pourronts’abonner pour accéder aux livres numérisés épuisés. Les particuliers yauront aussi accès, en payant une redevance. Seules les bibliothèquespubliques auront un accès libre, mais il n’y aura qu’un ordinateurd’accès par bibliothèque et l’utilisateur devra payer une redevances’il veut imprimer. Google percevra 37 % des revenus, le reste allantaux éditeurs et aux ayants droit.

La firme continue de numériser àun rythme soutenu. Bientôt, Google hébergera la plus grandebibliothèque de la planète, écrit Darnton. Et deviendra la plus grosseentreprise du monde dans le secteur du livre. L’accord de 2008 doitrecevoir l’approbation d’un tribunal. Mais, dans les faits, estimeDarnton, Google se verra reconnaître un monopole sur la numérisation etl’exploitation de presque tous les livres sous copyright auxÉtats-Unis. Autrement dit, cette nouvelle « bibliothèqued’Alexandrie », au lieu d’être contrôlée par des fonds publics, le serapar une entreprise et une seule. Ce monopole une fois installé,qu’est-ce qui empêchera Google de faire monter les prix et de secomporter comme les entreprises qui vendent à prix d’or l’accès auxrevues scientifiques ? Si cela se produit, les premières victimesseront à nouveau les bibliothèques universitaires. Face à la demandepour l’accès aux livres numérisés, elles devront réduire encore la partde leur budget destinée aux achats de livres. Les éditeurs souffrirontencore plus, et la production de livres de qualité diminuera. Le rêvedes Lumières, à nouveau, s’éloignera.

Notes

1| « Google & the Future of Books », New York Review of Books.

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