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Louis Lumière, précurseur de la couleur et du relief


Louis Lumière et Léon Gaumont à Sainte-Maxime, vers 1930

Une nouvelle édition du festival de Cannes a débuté cette semaine. Il y a 79 ans, quelques semaines avant le premier rendez-vous avorté du cinéma avec la Croisette (pour cause de Deuxième guerre mondiale), Louis Lumière, président d’honneur de l’évènement, rencontre Gilbert Baffier journaliste pour Marianne. Dans un entretien très libre publié le 23 août 1939, l’inventeur du cinématographe, 74 ans, décrit ses projets : des films en couleur et en relief.

 

Derrière les murs roses de sa villa « Lumen », à Bandol, M. Louis Lumière poursuit dans le calme ses recherches

Ne cherchez pas dans les chroniques mondaines et artistiques, parmi les noms célèbres de la finance, de l’industrie, du théâtre ou du cinéma, en villégiature sur la Côte d’Azur, celui du grand savant qui le premier anima des images sur un écran. Louis Lumière, le « père » du cinéma, voit pourtant, des larges baies de son bureau, vivre une petite plage et un port provençal. Mais il ne participe pas à cette vie mondaine et souriante que dore le soleil.

Pourtant, à Bandol, tout le monde vous indiquera la demeure du grand savant. Elle se dresse à pic sur un boulevard, à quelques mètres du port. Sur ses grands murs roses, un nom presque invisible : «Lumen ». Louis Lumière est derrière ces murs, dans son bureau, ou plus souvent dans son laboratoire, penché sur une expérience qui peut-être demain va bouleverser l’industrie cinématographique. Rares sont ceux qui grimpent les escaliers fleuris de « Lumen » par lesquels on accède à la porte d’entrée. Le maître reçoit peu de monde, il n’aime pas être dérangé, et surtout c’est un humble, un modeste… un vrai grand homme. Mais pour le comte d’Herbemont, président du comité d’accueil du Festival, et pour nous, la porte s’ouvre. Louis Lumière est dans son bureau ; une vaste pièce baignée de lumière. L’accueil du grand savant est cordial et souriant. Il a «tombé la veste »et prie ses visiteurs de l’imiter.

Louis Lumière, cédant aux sollicitations du ministre de l’Education nationale et à celles des organisateurs du Festival, a accepté le titre de président d’honneur du Comité d’organisation, mais, à vrai dire, il ne sait pas grand’chose de la manifestation. Le comte. d’Herbemont lui rapporte, sans omettre un détail, les brillants résultats acquis à ce jour :neuf nations ont déjà annoncé leur participation officielle au Festival de Cannes, d’autres pays vont certainement faire connaître sous peu leurs intentions. Pendant un quart d’heure, les deux présidents échangent leurs vues et Louis Lumière ne peut que se déclarer enchanté du beau résultat acquis.

Pendant une partie du Festival, le « père » du cinéma sera l’hôte de Cannes et présidera la présentation de nombreux films. Louis Lumière est enchanté :

– J’aurai ainsi l’occasion d’aller au cinéma, dit-il, car, voyez-vous, je sors si peu… et il y a bien longtemps que je n’y suis allé…

En effet, Louis Lumière passe ses journées ou dans son bureau, ou dans un de ses laboratoires aménagés sous les terrasses de «Lumen ».

-Ne devez-vous pas bientôt présenter une de vos nouvelles inventions, le film en relief ? avons-nous demandé.

Souriant, le savant répond :

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—La question du film en relief n’est pas encore définitivement solutionnée. J’y travaille avec acharnement depuis bien longtemps. Mais il se pourrait bien que j’arrive à quelque chose.

Et en terminant cette phrase, le maître paraît content, ce qui permet de supposer qu’il n’a pas exprimé toute sa pensée.

– Vous travaillez également la mise au point du film en couleurs naturelles ? avons-nous ajouté.

—Oui, depuis 1907 les couleurs m’ont tenté. Les procédés des plaques autochromes, je m’efforce de les appliquer au film, mais là, la question est plus délicate. Les grains déposés sur une surface de verre donnent parfois un fourmillement, ce qu’il faut éviter dans un film. Je fais des recherches et, si j’aboutis, je ne présenterai qu’une chose parfaite.

D’un tiroir, Louis Lumière tire une belle photo en couleurs, déjà ancienne. Sur une prairie au beau tapis vert émaillé de fleurs, une femme en robe blanche portant une ombrelle rouge contemple des pommiers en fleurs. Les teintes sont aussi fraîches que vraies. C’est un de ces aspects printaniers que le savant voudrait traduire à l’écran. Eviter le chromo, être plus près des couleurs naturelles, voici le résultat que Louis Lumière veut obtenir. Le cinéma jusqu’ici n’y est pas encore parvenu.

Toujours avec bonne grâce, le savant nous fait visiter ses laboratoires.

—Ils ne sont pas grands, dit-il en montrant les modestes pièces. A Neuilly, j’étais mieux installé. Figurez-vous que, lorsque j’ai déménagé, il a fallu employer trois cent cinquante caisses pour emporter soixante-cinq tonnes de matériel ! A quelques pas de là, j’ai installé une petite salle de projection où je m’offre parfois une séance de cinéma.

Il y a de tout dans ce laboratoire : des machines-outils, des appareils aux formes bizarres et inconnus du commun des mortels, des plaques de cuivre, des barres de fer, etc.

– Je fais tout par moi-même, déclare Louis Lumière, je suis chimiste, tourneur, fraiseur. Rien ne me repose tant l’esprit que de travailler la matière.

 

Par quel hasard Bandol est-il devenu la retraite du savant ? Il nous l’apprend lui-même :

— Pendant trente ans, ma famille s’est réunie à La Ciotat, où mon père possédait une propriété. Nous étions parfois plus de trente à table, avec les neveux et les cousins. Ma mère, une femme adorable, s’occupait de tout. Le temps a passé, la propriété a été vendue et je suis parti pour Neuilly où j’ai habité pendant 15 ans. Mais à proximité de Paris, je n’ai pas pu travailler dans le calme qui m’était nécessaire, trop de gens venaient me déranger. J’avais acheté une villa à Houlgate et je pensais m’y installer définitivement, mais il faisait un si mauvais temps, que j’ai fini par attraper une bonne pneumonie… moi qui n’avais jamais seulement eu la rougeole étant enfant ! Bandol m’a accueilli. Le climat était excellent pour moi. Sur cet emplacement s’élevait une horrible villa qui se nommait « Les Ruines »; je l’ai modifiée, et vous voyez maintenant « Lumen ».

Le comte d’Herbemont revient sur le Festival international de Cannes.

—Ce sera une très brillante manifestation de l’art cinématographique, dit Louis Lumière. Je suis content que Cannes ait été choisie. Pouvait-on faire un choix meilleur ?

—Ne pensez-vous pas qu’une pareille manifestation aurait déjà dû être organisée en France ?

-Mais très certainement. On ne s’explique pas que la Biennale se fasse à Venise. La Société des Nations avait créé un Institut du cinéma qui aurait dû être en France. Mais voilà ! Il n’y avait pas d’argent. Mussolini a versé un million et c’est à Rome que s’est élevé l’Institut dont j’ai été membre honoraire. Mais depuis que les choses se sont gâtées, l’Institut a été supprimé. Pourquoi Paris ne le reprendrait-il pas ? Je crois savoir que certaines personnalités s’en préoccupent… mais tout n’est qu’une question d’argent.

Evoquant des souvenirs vieux de quelques années, le grand savant fait revivre pour nous les belles réceptions dont il fut l’objet à Rome.

—Mais, conclut-il, le Festival de Cannes aura un éclat- tout particulier dont la portée sera grande aussi bien en Europe qu’en Amérique.

—Présenterez-vous à l’occasion du Festival de Cannes une de vos toutes dernières inventions ?

—Peut-être… je ne sais encore… mais c’est possible.

Louis Lumière, c’est certain, ne veut rien avouer devant un journaliste, mais il ne serait nullement étonnant que Cannes ait la primeur d’une découverte nouvelle. Louis Lumière parle ensuite du cinéma éducatif qui lui semble bien négligé en France.

—Les maîtres d’école, dit-il, ont parfois tendance à oublier ce moyen d’éducation de notre jeunesse. Pour eux, manier des films et des appareils, est un travail qui leur paraît compliqué. Pourtant les enfants aiment ce mode d’instruction direct, si efficace. Avec des appareils et des films de petit format, on peut revenir à cette méthode d’enseignement intéressante.

L’heure passe. Nous allons quitter notre hôte si avenant dont la modestie n’égale que le grand talent. Notre photographe prend un dernier cliché.

—Encore ! dit en souriant le « père »du cinéma. Il est vrai qu’il a dû être usé mon poids de bromure d’argent depuis que l’on prend des clichés de ma personne.

Mais Louis Lumière est pourtant brouillé avec la célébrité.

—Figurez-vous, raconte-t-il en souriant, que lorsque j’habitais Neuilly, je téléphonais souvent mes télégrammes. Un jour, une employée des P. T. T. n’arrivait pas à comprendre mon nom.

J’avais beau dire « Lumière. Lumière… comme la lumière. »

—Ah oui ! me répondit-elle, comme le chanteur Jean Lumière.

—Je ne le connais pas.

—Comment ? Vous ne l’avez jamais entendu ? me répondit la demoiselle. C’est un chanteur célèbre… Vous voudriez- bien vous appeler Jean Lumière ?

—J’avouais humblement, conclut le grand savant, que je ne me prénommais que Louis…

Gilbert Baffier.

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