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La mode concilie l’art et la vie


Les modes, 1 janvier 1920 ; Retronews Bnf

On a appris cette semaine le décès d’Hubert de Givenchy, dernier acteur de l’âge d’or de la haute couture française. Face à ses créations, face à ses iconiques petites robes noires, personne ne songerait à nier que la mode est de l’art. En janvier 1920, l’écrivain dandy Francis de Miomandre fait le même constat dans le journal Les Modes. La mode n’est ni caprice, ni vanité, ni frivolité. « La mode réalise le miracle de concilier l’art et la vie », écrit-il dans cet article.

 

Il y a quelqu’un qui a dit (en un de ces alexandrins didactiques dont on ne sait jamais s’ils sont extrêmement profonds ou tout à fait plats) :

« Un sage suit la mode, et tout bas il s’en moque. »

Plus je creuse cette pensée, moins je la trouve juste. Celui qui se moque de la mode prouve par là tout simplement qu’il n’a pas réfléchi. Car s’il avait réfléchi rien que deux heures à ce que c’est, au fond, que la mode, non seulement il n’en rirait plus, mais encore il en serait arrivé à conclure que rien n’est au contraire plus sérieux, plus fatal dans ses expressions, que la mode. On peut imaginer (très malaisément d’ailleurs) une mode différente de ce que nous la voyons ; mais si on l’étudie un peu, on est rigoureusement obligé de reconnaître qu’elle est devenue telle par des modifications graduelles, aussi inévitables que les faits historiques qui ont créé la carte d’Europe. La mode est une image, la plus exacte, la plus mouvante, la plus saisissante de l’évolution éternelle. Le caprice n’y est qu’apparent. C’est le miroir fidèle et délicieux d’une époque. Et les véritables sages se reconnaissent précisément à ceci : qu’intelligemment adaptés à leur temps, ils aiment la mode, ils la goûtent dans l’innombrable variété de ses manifestations, ils s’en amusent. Leur sourire n’est jamais celui de la raillerie.

Que si vous me parlez des faux sages, de ces imbéciles prétentieux et moroses qui n’admettent dans le domaine du sérieux que les choses pesantes et mornes, alors oui, le vers du poète a raison. Mais ces sages-là, merci bien ! Vous pouvez les renvoyer à leurs chères études. Statisticiens, diplomates, économistes, qu’ils gagnent leur pain à la sueur des fronts qui abritent leur tête creuse, mais qu’ils nous laissent tranquilles. Il est déjà bien beau qu’on leur permette de disposer, comme ils le font ; de la chose publique. Ils n’entendent rien à l’art ni à la vie.

La mode réalise ce miracle en effet de concilier à la fois l’art et la vie dans une création incessante, de mettre de l’art dans la vie quotidienne. Une femme qui s’habille bien, songez à ce que cela représente. J’en ai toujours été, pour ma part, confondu d’admiration et de respect.

Voilà un être qui pourrait aussi bien, n’est-ce pas ? ne rien faire, à l’exemple des Orientales, qui dorment, fument et mangent tout le jour, jusqu’à l’obésité et la mort. Au lieu de cela, elle entretient son corps le plus possible en état de sveltesse, au prix parfois des plus pénibles efforts, et sur ce mannequin idéal et vivant elle dispose sans cesse de nouveaux ajustements, harmonisés avec l’ambiance de l’époque, avec la saison, avec les heures du jour et les actions à faire, avec les décors où elle évolue, etc. Pour paraître toujours, à vos yeux charmés, à la fois d’accord avec toutes choses et nouvelle, et séduisante, et saisissante, elle travaille, elle travaille et encore elle travaille. Pas un instant de répit. Il y a des modes de vacances comme il yen atout le reste de l’année, il en est pour la nuit comme pour le jour. Une élégante mène une existence plus vigilante et plus harcelée qu’un guerrier. Elle m’apparaît à la fois comme la matière plastique modelée par un artiste et comme cette artiste même. C’est sur sa personne qu’elle institue ses expériences. Elle est comme un poète qui n’aurait à raconter que soi-même et devrait, sous peine de mort, renouvelant indéfiniment ce thème monotone, nous apparaître sans cesse un autre homme, un autre héros.

Avez-vous quelquefois feuilleté un album où, depuis seulement dix ans, une femme ait gardé le témoignage photographique de toutes les toilettes portées par elle ? Ce n’est pas une seule femme, c’est une armée de femmes qui défilent devant vos yeux, avec chacune son uniforme. Quelle prodigieuse variété ! Il n’y a que les sots pour trouver ridicule cette vision rétrospective.

Elle est si touchante au contraire !

Baudelaire, qui fut le plus grand poète français et qui eut le culte de la féminité, ne l’a-t-il pas dit :

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…Que c’est un dur métier que d’être belle femme.

Tous les jours, refaire avec la même argile une autre statue ! L’homme qui ose rire d’une femme élégante est un pauvre sot. C’est, en outre, généralement, un personnage mal élevé et sale, qui traîne un an son veston, ne se brosse pas et change de linge de temps en temps. C’est un paresseux qui n’a aucune idée du courage et de l’endurance qu’il faut pour être toujours prête, pour veiller à tous les détails, pour étudier les moindres accords d’une toilette. Tant pis pour ce Béotien ! Qu’il épouse sa cuisinière et qu’on n’en parle plus !

Mais comme les femmes elles-mêmes ici ne peuvent tout faire, il leur faut laisser l’initiative de la création des modes à d’autres, dont elles prennent les avis sans presque jamais leur en donner. Et c’est une question de savoir si ce sont les artistes qui la créent, cette mode, ou s’ils la reçoivent toute faite des mains des couturiers, comme un sujet de plus pour leur crayon et leur pinceau.

A première vue, c’est cela qu’on croit, à cause des caricatures. Les humoristes, n’envisageant la toilette féminine que dans ses exagérations les plus caractéristiques, ont souvent l’air de la railler. Et alors on s’imagine que les couturiers sont entièrement livrés à leur génie propre et établissent leurs modèles sans consulter personne qu’eux-mêmes, ni rien que leur goût, souvent faux. Mais la vérité est que, de mille manières subtiles et détournées, les artistes pénètrent dans ces conseils secrets, soit qu’on les appelle en personne (la carrière de dessinateur de modes existe, et même elle est brillante), soit qu’on s’inspire des courants qu’ils ont imprimés au mouvement esthétique en général. C’est même là une sorte de criterium de la beauté des modes diverses. Celles qui sont inspirées par les artistes sont exquises, celles dont ils ne se sont pas mêlés du tout sont laides. Il est évident que depuis 1870 jusqu’à 1900, on ne devait pas souvent avoir recours à leurs lumières. Par contre, depuis 1910, on peut dire que ce sont eux qui furent les maîtres de la Mode. Parfois même ils s’improvisèrent couturiers, et c’est à eux que nous devons ces originalités exquises, ces audaces de couleur, ces fantaisies luxueuses dont on a pu voir au Salon des Modes (Galeries d’art G.-L. Manuel frères) quelques exemplaires particulièrement attachants.

Désormais, le pli est pris : le couturier n’imagine pas qu’il puisse travailler sans la collaboration de l’artiste. Et celui-ci, se sentant libre enfin, débarrassé pour toujours des entraves que lui imposait naguère la timidité des vieilles formules, des vieilles recettes, combine des ajustements innombrables, mêlant les époques, les genres, les styles, dans un tohu-bohu savoureux où son seul guide reste le goût.

Le goût ! C’est qu’il en faut plus que jamais. Autrefois, quand la mode évoluait très lentement, une nuance de rien du tout, la déformation d’une manche, le pli d’un corsage, l’arrangement d’une ceinture, cela constituait une variation suffisante autour du thème originel. Aujourd’hui, c’est le thème lui-même qui est en question. C’est de fond en comble qu’une toilette est à refaire. Le créateur opère sur la table rase :il combinera suivant de nouveaux rapports les volumes équilibrés du corsage, de la jupe, des manches, il se risquera aux oppositions de tons les plus hardies, il lancera des robes folles, des manteaux féeriques. Sortie de ses mains, dans la même journée, la femme apparaîtra presque entièrement dénudée et hermétiquement engoncée. Et toujours, toujours, elle sera attrayante, pimpante, amusante, elle sera originale, elle plaira. Pour pouvoir épouser une femme traînant une queue de paon aussi somptueuse que celle dessinée par M. Louis Icart, on accepterait de se marier. Prendre le thé avec de gentilles créatures habillées par M. David, ce serait se croire transporté dans une comédie de Banville ou de Musset. M. Pierre Courselles-Dumont nous prouve que la silhouette byzantine n’a rien qui contredise celle de notre époque (taxée d’ailleurs de byzantine elle aussi, mais pour de tout autres raisons, fort discutables). Mademoiselle Léo Lechevallier renverse victorieusement les préjugés que nous avions sur les différences qui séparent la forme du manteau de celle de la robe. M. Sacha Zaliouk, plus excentrique, ne semble pas s’embarrasser des possibilités qu’auront les techniciens à réaliser les silhouettes que lui ont inspirées Hals, Ostade, Téniers, Van Loo, Dou, Rigaud, Coypel, Lippi. Et pourtant, soyez-en sûrs, ces obstacles ne sont qu’un jeu pour les couturiers actuels, devenus les brillants rivaux des costumiers de théâtre. Quant aux chapeaux de M. Paul Allier, de Mademoiselle Louise Duplain, après avoir inspiré quelques instants de jalousie à nos modistes, ils ne feront vite plus qu’exciter leur émulation et elles en chiffonneront d’analogues—si ce n’est déjà fait.On retrouve toujours avec plaisir les spirituelles poupées de cire de Madame Lafitte-Désirat. L’Actrice et Crinoline blanche de M. Jean-Gabriel Domergue attestent ici l’inépuisable fécondité d’un des plus larges et des plus étincelants interprètes de la beauté féminine actuelle. L’art de M. Van Dongen s’apparenterait davantage à la satire. Quant à M. Gilbert-Constantin Guys, il m’a semblé retrouver dans ses créations je ne sais quel ressouvenir du génie du grand dessinateur dont il porte le nom et qui fut un des premiers à comprendre la passionnante beauté de la vie moderne.

Cette collaboration des artistes et des couturiers me semble bien une des caractéristiques les plus frappantes de notre époque, au point de vue de l’élégance. Non point qu’elle soit tout à fait neuve ; mais, autrefois, on n’en voyait guère que des traces. Le cas de Gavarni, travaillant à la Mode d’Emile de Girardin, est plutôt une exception. Aujourd’hui, les dessinateurs fréquentent les couturiers, ils en prennent même des conseils, ils se rendent compte des conditions techniques spéciales de la réalisation. Bref, ils ne voient pas les choses que sur le papier, ils drapent des étoffes, ils combinent, ils assortissent, ils mettent la main à la pâte. Résultat inattendu, cette connaissance du métier, loin de brider, comme on aurait pu le craindre, leur fantaisie, l’exalte au contraire. Elle lui donne, pour ainsi dire, une base d’où elle s’élance, plus libre, plus folle. C’est là qu’il faut chercher, croyez-le bien, la raison de cette sûreté de goût que l’on discerne dans les arrangements les plus osés, les plus surprenants. Il y a, au milieu de ces virtuosités de corde raide, une sorte d’équilibre instable et délicieux, à tout instant près de se rompre et rétabli à la seconde même, qui est vraiment la merveille du goût.

Cette faculté si précieuse, ce don indéfinissable et exquis, le goût, ah! voilà ce qu’on n’a point sur les bords de la Sprée, voilà ce qu’ils nous jalousent tant. Dans un de ses plus charmant contes, M. Paul Morand avait fait dire à un personnage, ma foi fort spirituel, que les Allemands avaient déclaré la guerre à l’Angleterre parce qu’il s’imaginaient que les tailleurs londoniens faisaient exprès de les habiller mal, eux, quand ils passaient le détroit pour se commander des costumes. Ce n’est pas qu’une plaisanterie, certainement. Les Allemands étaient jaloux pour eux du chic britannique et pour leurs femmes de l’élégance parisienne. Rien de plus comique que leurs efforts pour se créer une mode féminine, qui ne vint pas de chez nous. Leurs journaux illustrés sont à cet égard bien caractéristiques. Ce qu’ils inventent a quelque chose de si pauvre à la fois et de si loufoque. Ce sont des bariolages insensés, des mignardises de jeunes éléphantes, des arlequinades énormes. On devine non seulement leur effort, mais d’avance le sentiment qu’ils ont que ce n’est pas ça, que ce ne sera jamais ça. Non, décidément ce peuple-là n’est pas fait pour les folies gracieuses.

Comme il n’est bon bec, il n’est belle robe que de Paris.

Francis de Miomandre

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Modes de Maurice Joyant (dir), Manzi, Joyant et Cie, 1901-1937

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