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On ne joue pas avec les poids et mesures


Les délégués de la Conférence générale des poids et mesures réunis cette semaine ont planché sur une nouvelle définition du kilogramme fondée sur la physique quantique. Une dématérialisation indolore contrairement à l’adoption du système métrique en France en 1793. Il a fallu des décennies pour que les Français renoncent à leurs anciennes mesures locales. D’autant que les autorités s’y perdent parfois elles-mêmes. Dans La chronique universelle du 30 mai 1799, le géomètre Charles-Louis Aubry enrage ainsi contre le Manuel Républicain. Cet ouvrage, qui se veut un guide des connaissances utiles, se serait trompé dans les conversions de la pinte de Paris et du boisseau à Bled, et ne reconnaîtrait pas sa perche de 22 pieds de la perche des Eaux et Forêts. Scandale !

 

Appel à tous les savants de la France, sur la diminution spontanée de la Pinte de Paris et sur l’augmentation, pareillement spontanée, du Boisseau à Bled de cette commune ; par le citoyen Aubry, géomètre.

Il est beau, sans doute, de voir un ministre se déclarer le protecteur des sciences et des arts, et favoriser de tout son pouvoir l’instruction, sans laquelle il ne peut exister ni sciences ni arts : mais autant il doit être empressé de suivre un penchant aussi louable, autant il doit être attentif à ne pas recommander à l’opinion publique des ouvrages contenant des innovations qui peuvent donner prise à l’incertitude et au doute.

Voici ce dont il s’agit.

Depuis qu’il est question du nouveau système métrique, il a été publié par la commission temporaire, par l’agence des mesures, par le citoyen Brisson, membre de l’institut, enfin, par les hommes les plus éclairés et les plus instruits de la France, des tables qui toutes s’accordent à dire que la pinte de Paris vaut 0,961 litre et le litre 1,051 pinte, et que le boisseau à bled vaut 1,268 décalitre, et le décalitre 0,788 boisseau.

Comment se fait-il cependant que le Manuel républicain, ouvrage puissamment recommandé par François de Neufchateau nous apprenne aujourd’hui que la pinte de Paris vaut 0,93 litre, et le litre 1,075 pinte, et que |e boisseau à bled vaut 1,300 décalitre, et le décalitre 0,769 boisseau ?

Si ces deux différences proviennent, comme il n’y a pas lieu d’en douter, d’une nouvelle vérification de la pinte et du boisseau (vérification que j’ignore entièrement, étant sans cesse occupé à mes travaux, et ne pouvant certainement présumer que ces différences soient le produit de l’ignorance de l’auteur du Manuel républicain), je ne trouve rien de plus juste que d’avoir fait cette correction car on ne doit jamais supporter la moindre erreur en mathématiques, ou tout au moins on doit la faire disparaître aussitôt qu’on la reconnaît. Mais pourquoi cet auteur ne nous en a-t-il rien dit ? Pourquoi nous a-t-il donné ses rapports à l’égard de la pinte et du boisseau, qui diffèrent, comme on le voit, des anciennes tables, de la même manière dont il nous a donné ceux de la toise, de la livre, de l’aulne, qui n’en diffèrent aucunement ? La chose n’en valait-elle pas bien la peine ? N’était-ce pas même une superbe occasion de le faire que celle de la publication d’un ouvrage stéréotypé, et devant être de sa nature répandu à très grand nombre, pour instruire tous les citoyens de cette rectification ? Car enfin, que vont penser tous ceux qui se sont procurés les anciennes tables, et qui s’apercevront de cette différence ?

Eh, quoi ! se diront-ils, tous les auteurs se sont accordés jusqu’à ce jour à nous dire que la pinte de Paris contenait 48 pouces cubes et le boisseau 640, et voilà que tout à coup cette pinte ne contient plus que 46,93 pouces cubes, et que le boisseau en contient 656 ! Mais qui nous garantira que demain l’aune et la toise ne viendront pas à varier également, et que la livre, au lieu de peser, comme aujourd’hui, 128 gros, n’en pèsera plus à l’avenir que 127, 126, 125, etc. ou bien en pèsera, au contraire, 129, 130, 131, etc.

Encore si c’était là tout ; mais on rencontre dans cet ouvrage des erreurs qu’un écolier n’aurait pas commises. Jetez les yeux sur la page 97, vous y verrez qu’on y donne la perche quarrée de 22 pieds comme contenant 51 centiares 4 centièmes, et celle dite des eaux et forêts comme contenant 54 centièmes de plus, c’est-à-dire 51 centiares 58 centièmes, tan pis qu’il n’y a jamais eu de différence entre ces deux perches, et qu’on en a la preuve acquise à la page 99 du même ouvrage, où on lit que l’are vaut en perche quarrée de 22 pieds, 1 perche 969 millièmes, et en perche des eaux et forêts, 1 perche 969 millièmes, c’est-à-dire exactement la même valeur. Regardez encore au même endroit, vous y verrez qu’on y donne la perche de 38 pieds comme contenant 34 centiares 24 centièmes, tandis que si l’on multiplie 324 pieds carrés (valeur en pieds carrés de la perche quarrée de 18 pieds) par 30,546, c’est-à-dire, par 10 décimètres carrés, de côté 545 millièmes, il ne viendra que 34 centiares 17 centièmes, c’est-à-dire 7 centièmes de centiare moins que ne porte la table des rapports.

On doit être d’autant plus étonné de ces erreurs, que le ministre a dit lui-même, dans sa lettre de recommandation aux commissaires du directoire près des administrations centrales et municipales, page 6, « que les procédés stéréotypes assurent une correction rigoureuse des textes que l’imprimeur stéréotype multiplie uniformément autant de fois qu’on le désir ». Or, peut-on lui demander ; est-ce une correction rigoureuse de texte que celle qui établit d’haute lutte la diminution subite de la pinte, et l’augmentation pareillement subite du boisseau, quand il convenait au moins de nous déduire les motifs d’une pareille variante ? Est-ce également une correction rigoureuse de texte que d’établir de la différence entre la perche de 22 pieds et celle dite des eaux et forêts, tandis que l’auteur dit lui-même, page 99, que c’est exactement la même chose ? Est-ce encore une correction rigoureuse de texte que de faire la perche de Paris plus grande de 7 centièmes de mètre carré, quand il ne fallait que multiplier 324 pieds carrés par 10,545 décimètres quartes de côté pour avoir le produit exact ? Est-ce enfin une correction rigoureuse de texte que de borner les rapports entre les mesures anciennes et nouvelles à la seule unité métrique, quand on oblige par-là tous les citoyens de la république à faire des multiplications éternelles, et quand on a l’expérience qu’il en est à peine un sur mille en état d’en faire ?

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Au surplus, comme je suis à la veille de publier des tables qui abrègent considérablement la transformation, et que je veux les rendre en tout conformes à la vérité, j’ai pensé que le public me saurait gré de l’éveil que je lui, donne, et qu’en en appelant authentiquement, de l’innovation qui vient d’être faite, aux Laplace, aux Hauy, aux Lagrange, aux Legendre, aux Brisson, etc. , etc. ,etc. ; bref, à tous les savants qui ont rédigé les premières tables, il ne verra dans cet appel que le désir d’éclairer mes concitoyens, et de les prémunir contre la dangereuse idée qu’ils pourraient se faire que ce système n’a rien de stable, sur tout si la malveillance se plaisait à le débiter.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

La Chronique Universelle de Emmanuel Brosselard, 1798-1799

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