« Orgueil homicide »


Harvey Weinstein s’est présenté devant la cour suprême de l’état de New York lundi 6 janvier pour l’ouverture de son procès pour viols. Les révélations à l’automne 2017 sur les agissements de ce producteur de cinéma ont donné naissance au mouvement #MeToo.

Au printemps 1905, la dénonciation des abus sexuels commis par un contremaître d’une usine de porcelaine de Limoges sur ses collègues féminines avait lancé un grand mouvement de contestation dans la ville. Il fut durement réprimé ; un jeune homme y trouva notamment la mort.

Dans l’édition du 27 avril 1905 du quotidien conservateur Le Matin, le journaliste Henri des Houx désigne les deux coupables de ce désastre : le contremaître et surtout son patron. Celui-ci avait préféré licencier les auteurs de la dénonciation plutôt que le mis en cause. Puis, face au mouvement de grève contestant cette décision, qui toucha non seulement son usine, mais plusieurs autres manufactures de la ville, il décréta, avec les autres patrons, le « lock out » : l’arrêt de la production et le renvoi de tous les ouvriers. Face à l’ampleur des manifestations qui suivirent, le préfet fit appel à l’armée.


En ce temps-ci, il faut avoir le courage de dire toute la vérité, surtout à ceux qui, par fonction, ont la garde et la responsabilité des grands intérêts sociaux. Au moment où tous les droits acquis sont menacés par l’assaut révolutionnaire, quiconque en détient une parcelle n’a pas une faute à commettre, pas un tort à se donner. Nous rappelions naguère nos amis catholiques à ces vertus de l’Evangile dont une longue habitude du Concordat avait chez beaucoup d’entre eux, oblitéré la motion. Il nous faut, à présent que le calme est rétabli, tirer la moralité des événements de Limoges.

Comment, ne pas avouer que l’entêtement et l’orgueil patronaux ont donné sinon une justification, du moins un prétexte aux violences criminelles dont la répression a été si terrible. Aucune question de salaire n’a motivé la grève générale. L’intérêt supérieur d’une industrie nationale n’était pas en jeu. Les délégués ouvriers ont déclaré, devant le juge de paix, qu’ils reconnaissaient, sans aucune réserve, l’autorité légitime du patron sur son personnel et son droit d’être le maître chez lui. Ainsi, la cause se trouvait dégagée de toute question d’intérêt matériel et de principe hiérarchique.

Que restait-il donc ? Des griefs de nature spéciale et délicate contre un contremaître ; griefs que le patron, M. Haviland par un orgueil déplacé, s’est refusé d’abord à admettre, même à entendre.

Pour qu’il se décidât à en tenir compte, il a fallu que des boutiques fussent pillés, des barricades élevées dans les rues, l’assaut donné à une prison, près de deux cents soldats écharpés. Il fallu enfin que les fusils Lebel partissent tout seuls, et qu’un malheureux enfant tombât mort au milieu de ses camarades dangereusement blessés.

Qui pourtant oserait faire un crime aux ouvriers de la fabrique Haviland d’avoir protesté avec indignation contre la violation des droits les plus sacrés de la famille et de l’individu ?

Les émeutes de Limoges ressemblent, par leur origine, aux premières révolutions romaines. N’est-il pas honorable pour les manufactures de cette ville qu’on y ait trouvé des Lucrèces et des Virginies ? N’est-il pas honteux, par contre, qu’on y retrouve aussi, dans le personnel des contremaîtres, les vices des Tarquins et des Claudius ? Fallait-il que tout le patronat se solidarisât pour couvrir de son autorité la résurrection des mœurs légendaires attribuées aux seigneurs féodaux ? Ne convient-il pas d’encourager dans le peuple le sentiment de l’honneur personnel, de la dignité humaine, qui repousse, comme une flétrissure d’esclavage, l’obligation de livrer au chef la chair des femmes et des filles ? Est-ce que ce droit fait partie de l’autorité patronale dont M. Haviland s’est montré si jaloux, et l’avait-il délégué à son contremaître ?

Si l’orgueil n’eût, aveuglé ce manufacturier, n’eût-il pas écouté la réclamation des ouvriers, n’eût-il pas ouvert une enquête sur les faits incriminés ? S’il les avait reconnus exacts, ne devait-il pas faire lui-même justice ? Faux, ne devait-il pas en démontrer l’inanité aux plaignants ?

Tel était l’exercice légitime de l’autorité patronale. C’est ainsi qu’on la faisait respectable. Si, malgré cela, la violence révolutionnaire ne se fût pas laissé désarmer, elle était, au moins, sans excuse, et le sang répandu n’eût pas crié vengeance.

Or, la plainte des ouvriers ne manquait pas de raison, puisque, devant le juge de paix, on y a fait droit, trop tard. Car alors la ville avait été mise à feu et à sang, l’armée contrainte de faire usage de ses armes contre des citoyens français. On avait assisté aux déchaînements également déplorables de l’anarchie et de la répression. Tous ces crimes retombent sur l’auteur de la première faute, sur le patron entêté et orgueilleux, et sur ses collègues qui, par un faux point d’honneur, par une déviation coupable de l’idée d’autorité, ont uni leur résistance à la sienne. C’est ainsi qu’une faute individuelle dégénère en forfait public. L’orgueil a poussé M. Haviland à commettre un autre abus, dont les conséquences pouvaient devenir également redoutables.

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Pour se protéger contre l’exaspération populaire, il a arboré le drapeau des États-Unis sur la porte de sa manufacture. Se disant citoyen américain, il a cru qu’un pavillon étranger, mieux que nos trois couleurs, arrêterait les émeutiers. Étrange aberration Ainsi un étranger, sur notre sol, au milieu de-notre population, prétendrait à des immunités refusées à nos concitoyens. Mêlé à la vie nationale par son industrie, par son commerce, il croirait échapper à la responsabilité de ses actes par une sorte d’extraterritorialité Si la qualité d’étranger permettait l’impunité, et l’irresponsabilité à ceux qui s’en couvrent, il faudrait fermer les portes de notre patrie et mettre fin à une si périlleuse hospitalité.

N’est-il pas permis d’attribuer à un motif encore plus pervers la singularité du procédé ? M. Haviland n’aurait-il pas voulu faire dégénérer en complication internationale un conflit particulier, livrer le drapeau des États-Unis aux outrages de la foule pour intéresser la grande république d’outre-mer dans sa mauvaise cause ; et infliger à la France l’embarras, sinon l’humiliation, d’une réparation publique ?

Quoi qu’il en soit, M. Haviland et les patrons qui se sont associés à lui ont si bien fait que la responsabilité initiale des ‘abominables désordres de Limoges retombe sur eux, et que le rétablissement de l’ordre a ressemblé à une défaite patronale. Que ce triste exemple serve de leçon aux autres.

Dans les revendications ouvrières, il y a un mélange de justice et de violence, de droits humains et d’instincts sauvages. Il appartient aux bons patrons de distinguer les uns des autres, et de retirer toute cause légitime à la guerre sociale. Les mauvais patrons, infatués d’une autorité dont ils abusent, servent plus efficacement la cause de la révolution que les pires meneurs.

Henri des Houx

LE LIVRE
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Le Matin de Chamberlain & Co (fondateurs), 1883-1944

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