Où l’on reparle d’Idi Amin Dada
Publié en octobre 2010. Par Jean-Louis de Montesquiou.
Un grand plaisir du voyage, ce sont aussi les livres que l'on peut découvrir sur place. J'ai ainsi trouvé en Ouganda un petit livre (1), écrit par un ancien ministre d'Amin Dada, qui donne un aperçu du fonctionnement de l'intérieur de cette sanglante dictature, mais aussi de la façon dont les technocrates, sous toutes les latitudes, parviennent à s'accommoder des régimes qu'ils servent avec zèle.
Idi Amin a commencé son règne de façon joyeuse et débonnaire (Dada veut dire grand-père !), après avoir délogé son prédécesseur en dictature, Milton Oboté. Mais très vite les Ougandais ont réalisé qu'ils n'avaient guère gagné au change : Idi Amin, qui était probablement illettré, était non seulement un dirigeant incapable, mais c'était aussi un des plus grands psychopathes de l'histoire politique mondiale. Il n'y avait pas que son physique de surdimensionné : sa paranoïa, sa cruauté, sa cupidité, sa voracité sexuelle, son incompétence, dépassaient elles aussi toutes les normes.
Il gouvernait de façon fantasque et imprévisible, en s'appuyant sur les ethnies nilotiques, très minoritaires dans ce pays bantou, et surtout sur l'armée, dont il était issu mais qu'il craignait farouchement. Longtemps, il a acheté sa complicité en l’ensevelissant sous les bienfaits ; et lorsque l'inflation a dépassé 400 % l’an, il a choisi d'expulser la prospère communauté indienne pour pouvoir en redistribuer les biens aux militaires, achevant de ruiner définitivement le pays. On lui attribue 150 000 victimes, dont beaucoup étaient torturées avant d'être exécutées (« le traitement VIP ») ; et sur celles dont il avait été proche, il aimait pratiquer des « rites de sang » aux confins du cannibalisme. J'ai pu voir, creusée dans une des collines de Kampala, sous l’ancien palais d'Amin, des cellules entourées d’un bassin d’eau dans lequel passait un fort courant électrique. Le dictateur y affamait ses ennemis présumés, leur laissant le choix de mettre eux-mêmes un terme à leurs souffrances.
L'auteur de ce récit édifiant, Henry Kiemba, un des plus proches et des plus efficaces collaborateurs d’Oboté, avait prestement tourné casaque pour servir Amin dès que celui-ci eut déposé son patron dans un énergique coup d'état. Heureuse manœuvre : la carrière de Kiemba a connu pendant les sept ans suivants une progression sans faille, de Secrétaire général du gouvernement à ministre de la Culture, puis de la Santé. Sept ans pendant lesquels il a assisté à l'effondrement complet de l'Etat ougandais, au sein d'un gouvernement qui était une parfaite mascarade (Amin nommait ses ministres en fonction de critères improbables, souvent sexuels, et se défaisait d’eux sous les prétextes les plus inattendus). Sept ans pendant lesquels Kiemba a avalé des couleuvres de dimension tropicale, vu disparaître dans les geôles de Kampala nombre de ses collaborateurs, collègues et amis, et même son propre frère.
Comment donc, peut-on se demander, ce fonctionnaire modèle, éduqué en Angleterre, ambitieux et zélé, doté d'un grand sens de l'Etat, a-t-il pu continuer à servir un tel régime ? Ce livre lève un coin du voile qui couvre un des mystères de l'âme humaine. Le bon M. Kiemba émaille son consternant récit d’ingénues remarques dans ce style : « L'incident était fâcheux, mais ne m'a pas frappé comme étant particulièrement inquiétant » (assassinat d'un officier supérieur, écrasé sous les chenilles d'un tank) ; « Sur le coup, je n'ai pas réalisé la portée de cette décision » (obligation faite aux ministres de prendre un rang militaire et de s'habiller en uniforme) ; « L'opération ne fut pas particulièrement sanglante » (élimination d'officiers d'une tribu hostile) ; « J'ai eu peine à donner crédit à ce récit » (autre acte de répression effroyable) ; « Je décidai de donner à Amin le bénéfice du doute », etc. Tout au plus Kiemba s'interroge-t-il candidement vers la fin du récit : « Dès lors que j'étais si bien informé des agissements d’Amin, pourquoi donc ai-je continué à le servir ? Essentiellement parce que je n'étais pas encore prêt à envisager la seule autre possibilité : l'exil. »
Dont acte. On fait donc huit heures d'avion et l'on croit arriver dans un univers exotique et différent – mais le premier auteur que l'on trouve en rayon, c'est un Papon équatorial. Quelle que soit la latitude, faire carrière demeure une motivation irrésistible.
(1) A State of Blood – Fountain Publishers Ltd, Kampala