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« Pour les Oiseaux »


Aigrette au Zoo d'amiens / Thierry

Selon l’édition 2018 du rapport Planète vivante, publié par le Fonds mondial pour la nature (WWF), les populations d’animaux vertébrés ont diminué de 60 % entre 1970 et 2014. Au début du XXe siècle, le sort des oiseaux inquiétait particulièrement les spécialistes du monde animalier. Dans cet article paru dans Le Journal le 26 avril 1912, le zoologiste Rémy Perrier annonce la constitution de la Ligue pour la protection des oiseaux. Leur principal prédateur était déjà l’homme à travers trois incarnations : les chasseurs, les coquettes et les phares.

L’une des caractéristiques de la vie sociale de ce temps est d’avoir définitivement substitué à l’effort individuel isolé le principe de l’action commune, seule féconde, seule puissante. Partout ce ne sont que ligues, syndicats, associations, aux tendances les plus diverses, aux buts les plus variés, et l’événement a si bien démontré l’efficacité de cette stratégie dans la lutte quotidienne pour les intérêts et pour les idées qu’il n’est point de jour qui ne voie se former de tels groupements. Une ligue, notamment, vient de se constituer, qui, au milieu de tant d’autres, vaut de ne point passer inaperçue et mérite la sympathie de tous. Oh ! son titre est d’allure bien modeste, et fera peut-être sourire quelques-uns. Elle s’appelle la Ligue française pour la protection des oiseaux. Mais elle a été fondée par la Société nationale d’acclimatation de France, et peut-être ce puissant patronage lui vaudra-t-il de prime abord un crédit provisoire, qui se changera j’en suis sûr, en une approbation sans réserves, si l’on veut bien ne pas rester sourd à l’exposé de quelques faits.

Hélas ! De partout s’élève le cri d’alarme : les oiseaux disparaissent avec une désolante rapidité. Interrogez les chasseurs, qui connaissent mieux que personne l’inventaire de notre faune ornithologique ; tous vous diront que les oiseaux, et notamment les oiseaux de passage, les oiseaux migrateurs, se font chaque année plus rares, et on prévoit l’échéance de leur totale extinction. Il faut donc, si l’on veut éviter le désastre prendre des mesures, et des mesures urgentes. On l’a déjà fait autour, de nous en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis.

Pourquoi la France, qui fut si longtemps et qui devrait toujours être le pays des initiatives et surtout des initiatives généreuses, s’est-elle laissé devancer ? Pourquoi, surtout, résiste-t-elle à suivre, tardivement, la voie que d’autres ont ouverte ?

Vous voyez bien que la Ligue nouvelle répond à un besoin et que nous devons un hommage de reconnaissance à ceux qui l’ont fait naître, notamment à M. Chappelier qui, par son initiative généreuse, en fut le véritable promoteur ; à M. Ménegaux, assistant d’ornithologie au Muséum, qui a toujours pris une part active à ce qui a été tenté en faveur de l’oiseau. Il faut l’avouer, la domination que l’homme s’est arrogée sur la nature entière est une domination brutale, égoïste, barbare. Toutes les richesses qui s’offraient à lui, il les a saccagées et gaspillées sans trêve et sans ménagement.

Ainsi a-t-il fait avec les oiseaux. Je vous disais tout à l’heure les plaintes des chasseurs à la veille d’être privés de leurs victimes favorites. Mais ne sont-ils pas les vrais, les seuls coupables ? Pour un sage, combien de fous ?

On tue sans pitié, on tue en masse, pour grossir son tableau.

Les gens du Midi, qui ne font rien à demi, surtout quand il s’agit de grossir – je peux bien le leur dire, j’en suis ou presque –, ont si bien fait que Tartarin n’a plus à chasser que des casquettes. On tue pour le seul plaisir de tuer, qui entraîne dans son vertige les âmes les mieux trempées. Le président Roosevelt, qui, pourtant, avait tant fait pour la protection des animaux de son pays, ne put se défendre, dans les régions de l’Afrique orientale, qu’on lui avait royalement ouvertes, de massacrer en nombre les bêtes les plus rares. Du grand pingouin, qui habitait par milliers l’Atlantique nord, il ne reste, plus que 71 spécimens empaillés, dans les divers musées zoologiques.

Et oyez là lamentable complainte du pigeon migrateur d’Amérique. Jadis, ses bandes, au moment des migrations, obscurcissaient le ciel. En 1808, ses lieux de ponte couvraient des centaines de kilomètres carrés, où chaque arbre portait près de 100 nids. Il était sans doute légitime de réduire leur nombre, qui était dommageable aux forêts et aux cultures, mais ce fut l’hécatombe sans merci ; en 1873 à Petoskey (Michigan), on en tua plus d’un milliard et les jeunes servaient de nourriture aux porcs. Aujourd’hui, aujourd’hui, il ne reste plus qu’une vieille pigeonne de dix-huit ans, qui vit, seule de sa race, dans le jardin zoologique de Cincinnati.

J’ai accusé, tout à l’heure, les chasseurs au fusil, mais leur action, à ceux-là du moins, est forcément limitée, et ne devient grave que par leur, multiplicité. Mais que dire du tendeur de profession, tendeur de pièges, de filets, d’engins de toutes sortes. Voilà le véritable ennemi de l’oiseau. Au moment où les migrateurs, fuyant l’hiver du nord pour des cieux plus cléments, passent dans son voisinage, ses filets s’abattent sur tout un peuple : il prend jusqu’à 2 000 oiseaux par jour.

En Italie leur route presque obligée pour gagner la côte africaine, c’est une vraie curée : 250 millions périssent annuellement. Pour les seules cailles, 423 800 rendues en octobre 1889, à Brescia ; 20 000 en un jour portées au marché de Rome ; 8 millions amenées à Marseille, en 1895 de Brindisi et de Messine. Le résultat est d’ailleurs fort net, et les tendeurs italiens s’aperçoivent eux-mêmes que la poule aux œufs d’or est bien malade. Contre 8 226 kilos de cailles prises en octobre 1890 à Brescia, 1 500 kilos seulement en 1900.

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Et ici, femme, toi pourtant si douce et si bonne, que de crimes commis en ton nom, pour ta parure, pour ta beauté ! Là encore ce furent des massacres sans nom. En 1909, 3 000 oiseaux de paradis tués en Nouvelle-Guinée, leur patrie exclusive ; 5 000 en 1910. En 1898, au Venezuela, 1 538 738 aigrettes tombent sous la main des chasseurs, qui, en 1908, n’arrivent plus qu’au chiffre de 257 916. Mais je reviendrai sans doute quelque jour sur cette question fort complexe de la parure, et nous verrons qu’il semble qu’on puisse fort bien concilier le respect des oiseaux avec les exigences légitimes – et d’ailleurs incoercibles – de la belle partie du genre humain.

Est-ce tout ? Pas encore. Même involontairement l’homme sème la ruine. Chaque pas nouveau dans son envahissement progressif de la terre est l’arrêt de mort d’une multitude d’êtres. Les marais desséchés, les forêts abattues, les vieilles souches, les arbres creux condamnés, les broussailles coupées sous la futaie, autant de retraites détruites, où les oiseaux trouvaient une tranquillité et une vie assurées et un abri pour leurs nichées.

Nos instruments de civilisation sont pour eux une cause de destruction en masse.

Parmi les engins de mort les plus redoutables, et aussi les plus inattendus, viennent se placer les phares de nos côtes, au pied desquels, au moment de la grande migration, les victimes ailées se comptent par milliers, venues se briser contre la lanterne, dont la lumière intense les attire de loin. En novembre dernier, 3 200 en deux nuits, au grand phare de Belle-Île ; au phare d’Eckmühl, à la pointe de Penmarch, plus de 500 bécasses en une seule nuit, et pendant toute la saison des milliers de bécassines, des milliers de douzaines d’alouettes !

En quatre nuits, au phare de Gatteville, près Barfleur – j’hésite vraiment à écrire de tels nombres – 10 000 oiseaux, dont 1 800 bécasses !

Comprenez-vous maintenant les cris d’alarme ? Voyez-vous tout l’intérêt de la ligue nouvelle ? Rassurez-vous cependant ; devant, le désastre menaçant, on n’est pas resté inactif. Des lois de protection, des règlements de sauvegarde, les uns anciens, les autres récents, ont été édictés ; des conventions internationales même ont été conclues, car il importe que les mesures soient prises partout d’un commun accord. Mais lois, règlements et conventions ne seront rien si chacun n’apporte son effort personnel, sa bonne volonté individuelle. Chasseurs, commerçants, tous ceux au moins qui savent et qui pensent, ont compris le danger et font un pressant appel à ceux qui ignoraient II faut qu’on fasse trêve, à cet esprit frondeur qui est le nôtre et qui ne songe qu’à faire, niche à la loi. La loi est juste et bonne, il faut, qu’on s’y soumette. Ce qu’Anglais, Suisses et Allemands ont fait par discipline, nous le ferons, nous, par raison, par intérêt bien entendu, et aussi par justice et par pitié ! L’oiseau rend à nos cultures des services inappréciables, et c’est en outre la joie de nos campagnes.

La maxime qui a fait sourire les Parisiens, Soyez bons pour les animaux, a sa place marquée ailleurs que sur les réverbères de nos villes. Nous préserve le ciel que puisse jamais se réaliser cette chose sans nom, cette vision lamentable : la forêt sans oiseaux !

Rémy Perrier

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Journal de Fernand Xau, 1892 - 1944

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