Quand Hitler courtisait les Arabes

Le nazisme a-t-il inspiré l’islamisme ? Un historien américain nourrit le débat en étudiant les enregistrements radio que le IIIe Reich diffusait dans le monde arabe.

Comment un régime qui classait les Arabes parmi les « races inférieures » a-t-il pu vouloir se présenter comme leur défenseur ? L’historien américain Jeffrey Herf explore ce paradoxe en s’appuyant sur un matériau original : les transcriptions des émissions de radio allemandes vers le Moyen-Orient, faites à partir de 1941 par l’ambassade américaine au Caire. L’objectif était à la fois idéologique et stratégique. Comme l’explique Hans Kundnani dans le Times Literary Supplement, « les nazis espéraient encourager une révolte comparable à celle de 1936-1939 », lorsque les Arabes de Palestine se soulevèrent contre le mandat britannique et l’immigration juive. Un tel mouvement aurait obligé les Britanniques à mobiliser leurs troupes dans la zone, facilitant l’offensive allemande en Afrique du Nord. Mais les émissions nazies – qui présentaient les forces anglaises, puis américaines, comme les factotums des Juifs cherchant à étendre leur emprise sur le monde islamique – avaient aussi pour but de préparer la région à appliquer la solution finale. Dès le milieu des années 1930, les agents de la propagande avaient tenté de convaincre que les nazis distinguaient les Sémites entre eux, et que les Juifs étaient leur seule préoccupation. Pendant la guerre, ils s’attachèrent les services d’un petit groupe d’orientalistes chevronnés. « Ces hommes avaient servi au côté des Turcs durant la Grande Guerre, occupé des postes diplomatiques au Moyen-Orient ou étudié la civilisation islamique, rappelle David Cesarani dans la Literary Review. Ils comprenaient que tout appel à destination des Arabes devait s’enraciner dans l’islam et s’appuyer sur des références au Coran. » On entendit ainsi la radio nazie déplorer l’insuffisante piété des musulmans et prôner un retour à l’islam traditionnel… « Les nazis envisagèrent même de présenter Hitler comme le Mahdi avant de conclure à regret que c’était impossible, le Führer n’appartenant pas à la tribu du Prophète », ironise Robert Irwin dans The Independent. Les services de Goebbels collaborèrent aussi avec certaines personnalités exilées en Allemagne, parmi lesquelles le grand mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, et Rachid Ali al-Kylani, leader d’un coup d’État éphémère en Irak. Le premier appela notamment dans l’un de ses discours radiodiffusés à « tuer les Juifs partout où vous les trouvez ». Mais quel fut leur impact sur les sociétés arabes ? « Plusieurs personnalités clés dans le monde arabe, comme al-Husseini, se sont rangées du côté de l’Axe, remarque Kundnani. Mais il est difficile de savoir dans quelle mesure ils étaient soutenus » par la population. On peut penser que leurs diatribes étaient diffusées dans les cafés et les souks (peu de foyers avaient la radio), mais l’auteur du livre admet ne pas pouvoir mesurer leur véritable influence. Non arabophone, il appelle à de nouvelles recherches en langue arabe, et persane, pour faire progresser la connaissance sur ce sujet. En revanche, Herf affirme clairement que la propagande nazie a joué un rôle important dans le développement de l’islamisme radical après la guerre. Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, ou le théoricien égyptien Sayyid Qutb s’en sont inspirés, assure-t-il. « Les programmes de propagande nazie en arabe offrent une preuve convaincante de la rencontre politique et idéologique entre le nazisme et l’islam radical. Ce mélange toxique de rhétorique religieuse et séculière, concocté à Berlin et diffusé à travers le Moyen-Orient, continue de façonner les opinions politiques extrémistes dans la région », écrit-il dans un essai publié par The Chronicle of Higher Education. Une analyse « discutable et fondée sur des spéculations », estime Irwin. « Les archives attestent que c’est son voyage aux États-Unis en 1949-1950 qui a radicalisé Qutb. Il y a perçu un déclin moral et rencontré des préjugés anti-Arabes qui ont profondément marqué sa pensée […] Quant à al-Banna, son idéologie semble beaucoup moins devoir à la propagande nazie qu’à ses lectures du Coran et du réformateur musulman Rachid Rida, ou à son dégoût de l’impuissance des régimes arabes face à Israël en 1948. »
LE LIVRE
LE LIVRE

Hitler, la propagande et le monde arabe de Quand Hitler courtisait les Arabes, Calmann Lévy

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