Quand les archives se font dynamite
Publié en juin 2025. Par Books.
C’est l’affaire d’espionnage la plus sensationnelle de la guerre froide, et sans doute d’après : en 1992, Vladimir Mitrokhine, un agent du KGB, passe à l’Ouest avec toute sa famille et des milliers de documents de la « Première Direction Générale » du KGB, celle du Renseignement Extérieur (la PGU). Dans le lot, tous les réseaux de taupes et d’agents dormants soviétiques en Occident. Puisqu’une large sélection des informations recueillies a été publiée en 1999, on pourrait croire que tous les secrets autour de cette affaire sont désormais éventés. Sauf que subsistaient jusqu’à ce jour deux grandes interrogations : comment, et surtout pourquoi, Mitrokhine a-t-il fait tout cela ? Gordon Corera, journaliste spécialiste des services secrets à la BBC, lève aujourd’hui le double voile.
Mitrokhine était un agent opérationnel pas trop bien vu qu’on avait mis au placard en 1956. Mais le placard en question, le bureau des archives de la Loubianka, n’était rien de moins que le cœur nucléaire du KGB, institution ultra-bureaucratique « dont tout le fonctionnement reposait entièrement sur le papier », et qui pour le seul PGU produisait environ 3 millions de documents par an. Mitrokhine, qui avait une formation d’archiviste, avait alors mesuré « l’horreur de la vérité » et entrepris de recopier sur des bouts de papier les informations qu’il savait les plus sensibles – l’identité des taupes recrutées ou envoyées à l’étranger – et surtout les secrets les plus hideux d’un employeur désormais détesté. Il cachait ses bouts de papier dans ses chaussures pour les sortir. Dans sa datcha, le week-end venu, il reconstituait grâce à sa mémoire phénoménale des condensés qu’il enterrait ensuite dans des récipients – non pas des bouteilles de champagne, comme Soljenitsyne, mais des bidons de lait. Puis, en 1972, énorme coup de chance : le KGB décide de transférer dans un immeuble moderne en plein bois, à Iassenevo, dans la périphérie de Moscou, les 300 000 dossiers du PGU. L’opération va durer 10 ans – et c’est Mitrokhine lui-même qui en est chargé ! En cachette de tous, sa famille incluse, l’homme va pouvoir extraire peu à peu, avec une passion maniaque, toute la mémoire vive des 50 dernières années du PGU du KGB (ne lui échappent que quelques dossiers ultra classifiés, notamment les assassinats).
En 1991, l’URSS implose et l’anarchie politique et surtout économique explose tandis que les hommes du KGB s’emparent des commandes du pays, qu’ils dépouillent méthodiquement. L’écœurement de Mitrokhine ne connaît plus de limites. Il décide de sauter le pas pour se rendre par le train, déguisé en moujik, dans la capitale de la Lituanie nouvellement indépendante. À Vilnius, il frappe d’abord à la porte de l’ambassade américaine, avec un échantillon de ses documents. Mais les Américains sont perplexes. Ils se sont déjà fait avoir par de faux defectors qui ont semé une terrible pagaille dans leurs services, et la CIA est en plus divisée entre les naïfs, qui jugent que seule l’URSS communiste était leur ennemie, et les méfiants qui craignent la résurgence sous un nouveau déguisement de l’inaltérable impérialisme russe. Et puis comment croire qu’un homme seul et un peu bizarre comme Mitrokhine ait pu, comme il le prétendait, recueillir tous les secrets du KGB ? Éconduit par la CIA, Mitrokhine se retournera alors vers les services secrets britanniques, notoirement plus confiants…
En mars 1992, l’archiviste est exfiltré vers l’Angleterre depuis un port lituanien avec son épouse ainsi que leur fils et la belle-mère (tous deux handicapés) et une cargaison de documents que lui seul – c’est sa grande garantie – peut convenablement déchiffrer. Toutes les taupes russes passées et présentes dans la plupart des pays de l’Ouest sont mises au jour, pour la plus grande humiliation de la CIA qui découvre non seulement l’ampleur de sa gaffe mais aussi l’étendue des dommages – et leur continuation (lors des nouvelles et amicales « réunions de liaison » entre ex-ennemis, les agents du nouveau FSB en ont profité pour installer des micros jusque dans les bureaux du Sénat américain !). Les barbouzes déchiffrent vite le « comment » de la machination Mitrokhine, quoiqu’ils ne comprennent toujours pas (ou feignent de ne pas comprendre) le « pourquoi ». Or si l’homme a « trahi », c’était afin d’échanger sa connaissance unique du KGB contre la possibilité d’expliquer au peuple russe les 30 millions d’arrestations depuis le début des années 1930 (et peut-être 7 millions de morts), soit « les décennies de répression et de mensonges », comme dit Alan Judd dans The Spectator. Les Russes, espère Mitrokhine, seraient alors incités à se débarrasser une fois pour toute de l’hydre de la dictature policière. Mais il y a maldonne. Le MI6 comme la CIA se fichent de la mission sacramentelle de Mitrokhine, et ne s’intéressent qu’aux dommages infligés chez eux par les services soviétiques. Les deux volumes publiés en 1999 ne contiennent d’ailleurs pas grand-chose sur les turpitudes commises en Russie, où l’ouvrage ne sera même pas publié. Mitrokhine meurt en 2004 complètement désabusé. Les espions ne sont tous que des menteurs…