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Qu’est-ce que l’esprit critique ?

L’équipe de Books lance lundi 3 juin une campagne de financement participatif.

Notre numéro 100, qui paraîtra fin août, sera entièrement consacré à un sujet qui nous tient à cœur : « Le bon usage de l’esprit critique », et nous espérons bien, avec votre soutien, en faire un événement exceptionnel.

Pour vous mettre en appétit, nous vous proposons ce texte étonnant paru dans l’édition du 3 août 1911 de L’Écho saintongeais. Lors de la distribution des prix au collège communal de Saint-Jean-d’Angély, un des professeurs, M. Collière, prononce un discours entièrement consacré à « l’esprit critique, cet état d’âme particulier à la plupart des esprits méditatifs de ce temps ».

[…] Je voudrais vous définir aujourd’hui une manière d’être, de penser, de sentir, à vrai dire assez nouvelle et encore rare parmi nous. Voici mon projet : il consiste moins à esquisser —forcément à grands traits – la silhouette architecturale d’une doctrine philosophique qu’à vous suggérer, par une suite d’aperçus, l’état d’âme particulier à la plupart des esprits méditatifs de ce temps : je veux parler de l’esprit critique.

Peut-être le reconnaîtrez-vous mieux sous son vieux nom français : c’est l’antique esprit d’examen que d’obscurs chercheurs préparèrent dès le Moyen Âge et qui éclata avec une puissance irrésistible au XVIe siècle, dans l’enthousiasme provoqué par les grandes découvertes, l’antiquité retrouvée et le triomphe de la Réforme. Dès son apparition, il affirma, avec Michel de l’Hôpital, la noblesse de l’idée de tolérance, puis, avec Bacon et Descartes, il proclama sa confiance, indéfectible en la raison et en l’efficacité de la méthode expérimentale. Tout de suite il fut la protestation véhémente de l’individu contre les collectivités ou les tyrannies qui l’écrasaient, de la pensée contre la force, de la vie contre la mort.

C’est cet esprit que reprit et aiguisa la science du XIXe siècle, dont le prodigieux labeur renouvela le point de vue traditionnel de l’homme sur la nature et sur l’histoire.

L’esprit critique est essentiellement constitué par un ensemble d’habitudes prédominantes sur toutes les autres, il s’applique à d’exactes analyses psychologiques grâce auxquelles il espère juger, avec quelque sûreté, la valeur des diverses activités humaines.

Il se distingue ainsi nettement, par certains côtés, des spécialités scientifiques. Son but n’est pas de contribuer à l’avancement des sciences pas plus qu’au perfectionnement des méthodes. L’esprit critique, bien plutôt, s’efforce de préciser les limites rationnelles de toute science, de contrôler la portée des conclusions auxquelles aboutissent les spécialistes, en un mot de mettre en rapport la science avec la vie. L’esprit critique apparaît alors comme le prolongement de la science dont il interprète l’orientation.

Tout d’abord il ne se laissera pas prendre aux chimères de l’idéologie qu’un optimisme béat a gratuitement créé pour faire cortège à la Science dans sa merveilleuse marche en avant. Que de gens pour croire à l’universel progrès ! Est-ce que l’exacte observation des faits moraux nous autorise à nous satisfaire d’un pareil dogme ? Certes, il est très vrai qu’ont diminué et la folie de l’imagination, et la brutalité des passions, et l’âpreté des mœurs, et la cruauté des maladies ; mais que peut-on faire de plus, si, après avoir constaté cet apaisement de la nature humaine, cette plus grande sécurité à vivre, qui n’ont été obtenus que lentement avec des temps d’arrêt, on se plaît à souhaiter qu’un tel résultat, si laborieusement acquis, ne sera pas perdu, que d’autres viendront s’y ajouter et rendre l’humanité plus heureuse.

Telle est sa défiance pour toute systématisation factice, qu’il préfère s’en tenir modestement à contribuer, par son ingéniosité et par sa probité intellectuelle, à éclairer tel coin un peu obscur et attirant de la conscience humaine. C’est en effet plus particulièrement dans le domaine psychologique que l’esprit critique exerce sa sagacité. Sa constante préoccupation est de rendre de plus en plus fine sa pierre de touche intérieure : on ne saura jamais à quels efforts de patiente analyse, à quels subtils et souvent douloureux retours sur lui-même, se livre cet infatigable déchiffreur d’âme. Un problème moral une fois posé devant lui, il n’est pas de tentative qu’il ne fasse pour le pénétrer. Il ne connaît pas la lassitude de chercher. L’inquiétude même qui est la loi de sa pensée, lui est une joie, et la méditation obstinée dont il s’est fait un besoin de chaque jour, étonne l’homme de plaisir et parfois provoque son envie.

Dans sa perpétuelle croisade pour la découverte du vrai, l’esprit critique, persuadé que toute chose, si minime soit-elle, laisse, ne fût-ce qu’imperceptiblement, trace d’elle-même dans la conclusion totale, se rend accueillant à toutes les idées. Nul doute, en effet, que cette curiosité toujours en éveil ne soit le correctif souverain de l’étroitesse. Mais les élans multipliés de cette sympathie si avisée ne vont pas —bien au contraire —jusqu’à lui faire accepter sans méfiance toutes les formules, toutes les thèses, comme véridiques.

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D’abord il scrute les mots et il ne s’en paye pas ; plus que les mots, il scrute les clichés, ces assemblages de mots qui ont changé de sens et qui cachent complaisamment une réalité, amie de l’ombre ; surtout il prend garde aux arrière-pensées.

Son rôle de psychologue est de briser la croûte des mots pour retrouver le concret, l’immédiatement perçu. Il recherche l’envers et l’endroit, le fort et le faible, le pour et le contre de toute chose avec une équité sans indulgence. Il ne sait rien d’intangible, rien de sacré, il sent et il doit se rendre compte de tout, par lui-même. Ne jurer sur la foi de personne et n’être dupe de rien, pourrait être sa devise. Il n’ignore pas que sa tâche ne s’achèvera jamais. La réalité a presque plus tôt fait de changer que nous de la connaître. Tout jugement, au moment même où il est formulé, marque déjà un retard sur les choses, tant elles sont d’une complexité mobile. Jamais le rationnel ne recouvre exactement le réel. L’esprit critique le sait : il se console, en songeant qu’il est le seul à le savoir et que, s’il n’y avait pas dans le monde de l’irrationnel, de l’absurde, il n’existerait pas non plus l’intelligence qui essaie de l’expliquer, de le pénétrer ; et personne ne pourrait goûter ici-bas la joie de comprendre.

Esprit très averti, il part pour la destruction de ces idoles dont pariait Bacon, à commencer par la plus résistante et la plus sournoise, l’homme même, et pour atteindre la vérité. Mais quelle vérité ? Chez l’homme le plus attentif à ne pas se payer de mots, à ne pas se laisser prendre au mirage de ses idées personnelles, toujours en quelque mesure inadéquates à l’objet présenté, la raison cède le pas je ne dirai point à la sottise et à la paresse, mais à de profondes et obscures tendances dont il est le jouet humilié.

Et voilà la conclusion dernière du moraliste contemporain : il n’y a point de vérité, il n’y a que des vérités provisoires, relatives, des quasi-vérités ; la science n’est rien qu’un ensemble de répertoires méthodiques, qu’une série d’hypothèses commodes, qu’un faisceau de procédés heureux !

Qu’on s’acharne, avec le beau courage de l’analyste, à faire le tour d’une question posée du point de vue moral, on ira au devant d’une désillusion : la conception première s’est élargie jusqu’à envelopper son contraire, et la plus belle perspective, d’abord si attirante, n’est plus, par derrière, que simple décor.

Ce portrait de l’esprit critique, cette esquisse d’une psychologie du psychologue, courrait le risque d’apparaître un peu trop idéalisé, s’il n’était maintenant complété par quelques indications plus intimes, empruntées d’un peu plus près au modèle, mais aussi plus transitoires et plus fuyantes.

Cette force émancipatrice qu’est l’esprit critique, est en défiance devant toute systématisation dogmatique, qui recherche l’absolu par l’élimination de toutes les thèses opposées. Pour l’esprit critique, ce sont ces mille inconscientes demi-contradictions que recèle le fond de notre cœur, qui constituent toute notre vie personnelle.

Cesser de se contredire intérieurement mène sûrement à l’assoupissement de l’activité philosophique et morale. L’esprit critique, au contraire du dogmatique, aime à dégager la singularité profonde, l’originalité fugitive du moment qui passe. À chaque minute, chacun de nous, être éphémère, traverse un état unique, goûte un plaisir qu’il ne goûtera plus, ou souffre une souffrance inouïe, inconnue à tout autre et à lui-même. Malheureux nous semble celui qui ne sent pas le pittoresque de l’existence ainsi nuancée.

Il me reste à renforcer un dernier trait pour donner à l’esprit critique tout son relief. Aussi bien, il y a trente ans, on n’aurait peut-être pas songé à séparer clairement l’esprit critique du dilettantisme. On s’en tenait volontiers alors à la contemplation. Les esprits critiques se sont aujourd’hui éloignés des délicieuses nonchalances du maître Ernest Renan et un abîme nous sépare du scepticisme de naguère. Aux spécieux raisonnements d’une raison déréglée, nous répondons par un acte de loi en la valeur de la raison, sourds aux tentations de l’égoïsme, inébranlables dans cette conviction que l’individu ne peut se soustraire au service de l’humanité. Et voici qu’éclate la puissance de l’esprit critique : par le seul usage de sa faculté discursive, il a démantelé les dernières forteresses des mythologies et des religions, fier de son passé, ayant repris goût à l’action, l’esprit critique, pur acier, vient armer toutes les intrépidités, toutes les disciplines : poète croyant à l’amour, homme politique croyant en son pays, écrivain croyant en l’idée, pédagogue croyant à l’éducation.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’écho saintongeais de A. Rogé, 1875-1941

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