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Le ramadan à Tunis


Bab Souika à Tunis (Tunisie, 1899)

Cette semaine débutait le ramadan. Un mois qui pour les musulmans signifie aussi bien pénitence que fête. Cet équilibre est au cœur du reportage publié par la poétesse Lucie Delarue-Mardrus dans l’édition du 3 février 1905 de Gil Blas. En voyage à Tunis, elle décrit en mots choisis les émotions des fidèles durant le jeûne et ces moments où la nuit gagne sur le jour.

 

Nous montions chaque soir, par ces temps de fête, voir le doux soleil couchant, du haut des cimetières ou jardins qui ceinturent Tunis. Un automne presque à l’extrémité, et pourtant à peine jaune. Un peu de pluie quelquefois, sous un ciel d’encre qui renforçait le tain des lacs, les meublait profondément du reflet des choses. Mais le temps habituel ici est plutôt bleu léger, avec des souffles d’indulgente tiédeur où les roses hochées ne meurent pas encore. Nous regardions cela, debout sur le mur de Bab el Gorjani, ou bien sous la coupole de marbre et de verres de couleur, enfouie dans la verdure, et qu’on appelle la Koubba du Belvédère. C’est un beau palais vide, destiné seulement à laisser s’accouder la rêverie des passants de hasard. Il n’y a, d’ailleurs, jamais personne là, qu’un gardien pensif dont l’immaculé manteau est aussi une architecture. Absorbée par la joie silencieuse de la vue, on s’accote contre une colonne délicate. L’arc outre-passé arabe envoûte le paysage. Au creux des collines, éclatante entre des palmes : Tunis.

A travers la douceur de tes jeunes jardins, je me penche vers toi, Tunis, ville étrangère.

Je te vois du haut des gradins

De ta colline d’herbe et de palmes légères.

Tu es si blanche, au bord de ton lac, devant moi !

Je m’étonne du bleu de ton ciel sans fumées,

J’imagine, à te voir, des heures parfumées

D’encens, de rose sèche et de précieux bois.

Avant toi, j’ai connu d’autres villes du monde,

Ailles d’Europe avec la lance dans le flanc,

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Villes du Nord, villes qui grondent

Et qui ne savent rien de ton chaud manteau blanc.

Avant toi, j’ai connu ma ville capitale :

Elle éparpille à tous son rire éblouissant ;

Mais, noire sur son fleuve pâle,

Quel secret filtre, au soir, de ses soleils de sang

Avant toi, j’ai connu ma ville de naissance,

Ma petite ville si loin,

Dans sa saumure et dans son foin,

Qui sent la barque et les grands prés, qui sent l’absence.

Maintenant, devant toi, blanche et couchée au bord

De ton lac, ô cité du milieu de ma vie,

Je pense avec peur, sans envie,

Qu’existe quelque part la ville de ma mort,

Et c’est rêvant ainsi sous les palmes légères

De ta colline aux verts gradins,

Que je reste à te voir, Tunis, ville étrangère,

A travers la douceur de tes jeunes jardins.

 

Elle fut parfois, à nos pieds, confondue avec les blêmes lacs et la mer, un immense et fol bain de lait. Son âme de chaux fraîche s’évaporait dans le crépuscule de cendre et de pâleur. Une brume subtile flottait. Les minarets s’envolaient. Toute la cité pâmée s’apprêtait à n’être plus, à se fondre dans un enchantement couleur de perle. Cité de rêve ! Tout le désir nous poussait sur elle, comme les créatures des poèmes qui marchent vers les villes, et pour qui s’ouvrent les quatre portes tournées vers les quatre horizons.

Ici, même ces portes existent, et aussi des rues, des impasses, dont les seuls noms promettent tout ce que nous avons mis dans le mot fabuleux d’Orient : rue des Perles, rue des Nègres, rue du Regard, rue du Recueillement, impasse des Eunuques, impasse de l’Ogre, impasse de l’Esclave, place aux Moutons, place de l’Obscurité. Il y a aussi tous les souks, dont celui des Tanneurs, celui des Teinturiers, celui des Sacs. Et aussi le souk des Parfums.

Mais parce qu’il est vrai qu’il ne faut jamais approfondir ce qui charme, ni céder jusqu’au bout aux tentations à cause de la décadence fatale, nous avons de bonne heure connu qu’il y a à Tunis d’autres noms, par exemple l’avenue Carnot, la rue Lafayette, la rue de Cronstadt, l’impasse du Chemin de fer. Et nous savons bien que cela représente le laid va-et-vient européen, aggravé de cosmopolitisme colonial : une laideur qui n’a même pas le revers tragique des vraies grandes cités occidentales ; et où les marlous, chose significative, sont pommadés, en trop belles cravates, prêts aux mandolines et à l’œillade italienne, métissés, molosses, rastas. Où sont nos apaches sinistres de Paris, admirablement saoulés au vitriol ? Ici leur ivresse, semble-t-il, ne puerait que l’ail et le sirop. Fade argot zézayant, crasse en souliers vernis…

C’est pourquoi nous nous serions bien contentés d’assister de haut et de loin, aux fêtes du Ramadan, si Tunis n’avait son quartier arabe encore intact où peu d’Occident s’est glissé, en somme. C’est là, dans l’indéchiffrable complication des rues crépies, dans les souks sombres, sur les places aux beaux noms, que l’Islam pâle de jeûne attend le coucher du soleil. La France, courtoise, prête son canon chrétien à l’heure musulmane ; et un coup tiré sur la ville annonce violemment, chaque soir, pendant tout le mois, la rupture de l’abstinence.

Nous n’assistâmes plus ici, au grave Ramadan du désert qui, en face du soleil mourant dans le sable, assied un Bédouin solitaire, dont les yeux de convoitise brûlent, depuis le matin, pour quatre dattes et une outre d’eau. Celui-là jeûne selon l’esprit du Livre ; et la grande ombre du Prophète doit descendre, avec la nuit bienfaisante autour de son repas innocent.

Mais pour certains citadins, ils ont, en vérité, reçu leur récompense. Car si tous accomplissent strictement leur devoir religieux, il en est qui ne le font qu’avec une mauvaise humeur presque voisine de l’impiété. L’élévation divine qui devrait être la conséquence directe de ce mois austère n’est pas ce qu’on lit dans beaucoup de regards. Irascibilité dangereuse, par exemple, de ceux qui sont forcés de travailler.

Tout ce qui est, dans le monde indigène, manœuvres, cochers, domestiques, est prêt, pour un mot, à se rebeller vertement. Ils n’ont pas la pénitence pacifique. Affaiblis et fanatisés, on les a vus dormir, le nez sur leurs outils, au fond des chantiers, dans l’ombre des écuries ou des boutiques, lugubrement ensevelis dans leur manteau. A ceux qui les réveillaient pour reprendre le travail, ils tournaient deux yeux de colère, et recommençaient les plaintes, un poing sur l’estomac. Soupirs du côté du soleil encore haut. Mais le plus curieux fut d’écouter les doléances de deux ou trois gros riches indigènes qui, ayant dormi tout le jour, n’ont qu’à manger pendant la nuit, et pour qui le Ramadan n’est, en somme, qu’une interversion momentanée de l’ordre de la vie. Ceux-là traduisaient « pénitence » par « punition » et gémissaient, eux aussi, comme des enfants corrigés.

Et pourtant le coup de canon leur annonçait chaque soir l’ouverture des bonheurs nocturnes. Car le Ramadan n’est que la moitié d’une pénitence. L’autre moitié est une fête. Peut-être l’Envoyé n’avait-il pas prévu ce brutal contraste par lequel, se réveillant comme d’entre-les morts, les croyants se précipitent dans la ripaille, la musique, les spectacles, le jeu, les danses. C’est ainsi que, par une ironie inévitable des choses de ce monde, ce mois de jeûne est celui où on s’occupe le plus de cuisine et de friandises.

Le premier geste après la rupture est pour tous de prendre un café et de fumer une cigarette. Ce sont donc les deux principales privations de la journée. Aux environs du coup de canon, tous les bancs des cafés se remplissent, toutes les mains tiennent une tasse pleine ou une cigarette. Les minutes haletantes s’envolent, la nuit qui tombe noircit. Un grand coup sourd : l’enchantement est rompu, toutes les bouches desséchées trempent dans la tasse brûlante et dorée, le point igné des cigarettes circule à travers le clair-obscur. Lors, les boutiques s’allument, la musique se lève et la vie commence.

Chez quelque délicieux barbier de nos amis, nous attendions, assis parmi la clientèle silencieuse et les commensaux hochant la tête, nous attendions en causant, que la nuit s’animât et que la musique s’exaspérât. Nous aimions passer ainsi des heures immobiles, les yeux clignés sur la vie arabe, l’âme vague.

Nous ne souhaitions à ces moments rien d’autre que la joie de leurs belles poses et voir de près la noblesse naturelle de cette race dont les moindres individus, sans le savoir, composent et anéantissent à chaque instant des attitudes d’une beauté éternelle.

Rien ne peut expliquer l’extrême grâce arabe, sinon ces siècles de drapé qui ont façonné ensemble le geste et l’étoffe, créant ainsi de l’homme et de son manteau, une unique et ondoyante statue. Nous fûmes des soirs, au comble de l’admiration, au fond des cafés maures où s’entretenaient douze à quinze patriarches panachés de quelques garçons à visage d’idole, tous assis le menton aux genoux, les bras croisés, comme d’anciennes figures funéraires, ou couchés comme des lions, le long des bancs. A la porte s’encadraient des cortèges ; des chèvres bêlaient, des chameaux passaient, et des vieillards de l’Ecriture, un bâton à la main. On allumait une petite lampe. Un enfant entrait tout à coup comme un papillon de nuit et sortait en courant, ayant pris simplement une bouffée à la pipe de quelque fumeur impassible…

Or, le bruit du Ramadan finissait par nous tirer dehors. Lumières, circulation compacte.  rues étroites. Des parfums nous appréhendaient au passage, nous coupant la respiration. Ou bien c’étaient des musiques dont le rythme barbare, aussi autoritaire que le gingembre, l’encens ou les cierges aromatiques, nous amenait à soi dans une obéissance délicieuse. Nous connûmes toutes les baraques. Il y a des guignols appelés « Ismaïls-pacha » où on voit des chevaliers en clinquant assommés en tas par un seul guerrier islamique. Les marionnettes sont grandes et la scène petite. Le public est mal équilibré sur des chaises posées sur des tables dont un pied boite dans le vide. On ne sait pas du tout pourquoi tout cela tient debout. L’âme de Shakespeare rôde autour des chandelles… Il y a des danses de femmes qui sont toutes les amours… Il y a Karakouz.

Trois nègres hystérisés, accroupis comme des ombres portées contre le mur blanc, font une musique hallucinante de petites cymbales et de viole à deux cordes. On attend que les bancs soient combles, que l’étroit espace déborde de têtes, qu’il y ait des grouillements d’enfants assis par terre les uns sur les autres. Lentement le public est entré. Ce sont des garçons de cinq à quinze ans, aux beaux yeux allongés et aux loques pouilleuses. Il y a quelquefois des toutes petites filles amenées par leur père. Quand la baraque, pleine et obscure comme un parc à moutons, commence à sentir la laine et la sueur, Karakouz apparaît sur l’écran. C’est une petite ombre chinoise qui n’a réellement apparent qu’une masculinité terrible. Elle s’en sert contre tout le monde, hommes et femmes. Quand c’est une femme qui a subi le choc, on la voit séance tenante se tortiller et accoucher d’un petit enfant. Et celui-ci, tout aussitôt, se met sur ses pieds, et, minuscule, tout debout, demande d’une voix de tête, une femme. Les spectateurs poussent des cris de joie à chacune des cocasseries qui se succèdent sans aucune suite. La séance ne dure pas longtemps, du reste. Les cymbales des nègres, en recommençant, annoncent, tout à coup, qu’il est temps de sortir.

Et on retourne dehors où ce ne sont, sous un ciel lunaire, que petites boutiques de sucreries et de papier doré avec une fleur naturelle piquée dans les gâteaux, là où la foule arabe ne cesse pas de circuler, insouciante, oubliant déjà l’inanition et la mauvaise humeur du lendemain…

Ainsi, durant ces nuits de lune, de pâtisserie et de musique, visitions-nous chaque chose, avec toute l’Europe dans nos yeux. L’Islam en plis blancs nous regardait passer sans nous voir, du fond de ces prunelles noires et longues qui semblent toujours penser à autre chose ; et, portés par le bruit des danses, perdus comme dans l’or des très vieilles images, nous retournions, à travers les rues chantournées, jusqu’aux portes, et quittions doucement la ville. La musique s’anéantissait derrière nous, peu à peu. Nous allions longtemps, dans les jardins du Belvédère, l’air silencieux sentait l’herbe mouillée. Retournés sous la Koubba, nous nous y reposions sans parler. Le clair de lune glissait sur le marbre, passait sur nous, luisait un peu dans les verres rouges et bleus. Et, de nouveau, nous pouvions voir Tunis dans le creux des collines, allumée et blanche comme une veilleuse de porcelaine, alors qu’au loin, du fond du Ramadan et de la nuit, battait à contretemps, son cœur arabe, au rythme étouffé d’une dernière daraboukka.

 

Lucie Delarue-Mardrus.

 

LE LIVRE
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Gil Blas de Auguste Dumont, 1879-1940

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