« La Reconstitution de la Bastille »


L'emplacement de la reconstitution de la Bastille sur le plan de Vuillemin (1889).

C’est le jour de la prise de la Bastille qui a été choisi pour marquer la fête nationale. La célèbre prison n’a pas survécu à l’assaut de 1789. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle avait été reconstruite un siècle plus tard… temporairement et aux abords du Champ-de-Mars, dans le cadre du centenaire de la révolution et de l’Exposition universelle. Dans Le Figaro du 3 janvier 1888, le journaliste Charles Chincholle décrit cette étrange entreprise de reconstitution.

Le centenaire de 1789 appelait tout naturellement la restauration de la célèbre prison d’État. Aussi les projets de surgir, dès qu’il fut question de la prochaine Exposition universelle.

On chercha d’abord le moyen de réédifier la Bastille, sinon à la place même où elle était, au moins tout près de la place classique. C’était possible en recouvrant le canal Saint-Martin. Mais ce voisinage avait son danger. L’évocation perdrait de son caractère historique pour en revêtir un autre purement politique. On essaya également de placer la Bastille dans l’Exposition elle-même. Il paraît que la chose n’était point pratique.

Calibert et Ferrusson, après mille tentatives, mille recherches, résolurent de faire de la reconstitution rêvée une entreprise absolument isolée, toute privée, indépendante et du gouvernement et de la politique. Ils ont eu le bonheur de trouver sur la lisière même du Champ-de-Mars un vaste terrain qu’ils ont loué pour trois ans.

C’est là qu’ils ont reconstitué en six mois tout le quartier de la Bastille, tel qu’il était en 1789, et reconstitué, non en toile peinte, comme on pourrait le croire, mais en vraie charpente, en vraie maçonnerie avec de vrais reliefs. Le terrain a environ un hectare de superficie. On y a employé deux mille stères de bois, mille mètres cubes de meulières, moellons et gravois, cent mille sacs de plâtre. Et maintenant ! Maintenant, c’est la rue Saint-Antoine, c’est la Bastille, non pas décors de théâtre, mais réalité absolue, trop absolue peut-être, car la légende amplifie toujours l’histoire.

Quand on veut se représenter, par exemple, la célèbre prison d’État, on la voit morne et noire, avec ses hautes tours, son aspect redoutable. Eh bien ! La voilà, la Bastille, et la voilà telle qu’elle était. Les mesures ont été si bien prises que les parties de l’édifice qu’on a retrouvées chez des collectionneurs ou chez les démolisseurs, vieilles portes, pierres, ferrures, etc., y ont été remises exactement à leur place. Or, cette Bastille paraîtra petite; elle ne dépasse guère les maisons voisines. Elle n’avait, en effet, que vingt et un mètres à partir du sol.

Néanmoins, elle intéressera vivement par ses huit tours accessibles, ses créneaux, ses mâchicoulis, les ponts-levis qui en permettaient l’accès au temps où le gouverneur de Launay en avait la garde. Tout le monde fera le tour des plates-formes ; tout le monde visitera le caveau où étaient enfermés les prisonniers dangereux, la prison presque confortable où le duc de Richelieu a expié peu cruellement ses fautes de jeunesse. Et cependant ce n’est pas la Bastille que je préfère dans cette restitution d’un coin du Paris de 1789.

La rue Saint-Antoine est autrement curieuse avec ses maisons aux toits pointus, ses enseignes bizarres ayant l’orthographe du temps, l’hostellerie du Lyon d’Or, le cabaret des Enfants de Bacchus, le fameux hôtel de Mayenne, la maison du Bon Diable, l’échoppe de l’écrivain public, etc.

Ce qui donne surtout à cette étonnante exhibition un caractère vraiment grandiose, ce sont ses monuments : l’église Sainte-Marie, qui existe encore aujourd’hui, affectée au culte protestant ; la porte de l’Arsenal conduisant de la place au pont-levis de la Bastille, la porte Saint-Antoine avec ses belles décorations allégoriques : « La France et l’Espagne se donnant la main, la statue de l’Hyménée et le buste de Louis XIV »

En tout, 56 monuments et maisons. Dans ces dernières, on verra, au milieu de meubles du temps, travailler l’imprimeur, le tisserand, l’écrivain, en costumes authentiques. Tout, enfin, devra contribuer à ce qu’on se croie vraiment transplanté au milieu du siècle dernier.

Il était néanmoins impossible de mêler le sacré au profane et de rendre l’église Sainte-Marie au culte catholique. Dans ce monument seulement on a dû chicaner. On n’en a conservé que l’aspect extérieur. De l’intérieur on a fait le musée du dix-huitième siècle. Les peintres Jacob et Saintgenois ont été chargés d’approprier les cinq chapelles de façon à ce qu’on y voie avec l’illusion de la réalité : La cour à Trianon ; L’enlèvement de la première montgolfière en 1782 ; Le capitaine du génie Carnot sous sa tente de campagne en 1784 ; Le salon de Mme Roland en 1788 ; Enfin, Latude préparant son évasion. Il ne pouvait, en effet, manquer d’être de la fête.

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Entre ces épisodes du siècle dernier seront exposés tous les objets qu’on a pu acquérir ou que des collectionneurs ont bien voulu prêter. La direction fait même appel à ceux qui seraient à même d’augmenter en la circonstance les trésors de ses vitrines.

Un gros million a déjà été consacré à cette restitution d’un des plus intéressants coins du Paris de 1789. On fera encore toutes les dépenses qu’il faudra. Les deux organisateurs ne s’arrêteront que quand il n’y aura plus un seul détail technique à ajouter. Tous les deux sont connus. L’un, M. Calibert, auteur du projet, est un élève de Viollet-le-Duc, dont il a été le collaborateur aux restaurations du château de Pierrefonds et de la cathédrale d’Amiens. L’autre, M. Ferrusson, est un de nos plus éminents céramistes. Son goût exquis lui a valu les plus grandes récompenses aux expositions régionales ou universelles. Un seul menu détail donnera une idée de la conscience avec laquelle ils exécutent leur projet. II ne peut y avoir une si grande agglomération de maisons sans que des chats grimpent sur les toits, sans que des pigeons volent d’une cheminée à l’autre. Eh bien ! déjà on élève des chats dans les greniers pour qu’ils soient familiarisés avec les locaux le jour de l’ouverture. Dans les colombiers, les pigeons couvent. Dans les cours, le fumier attire les moineaux francs. Ces hôtes obligatoires donneront plus de réalité aux immeubles.

Il faut pourtant signaler un anachronisme que les historiographes de Paris regretteront. Oui, sur un point au moins, l’histoire a subi un accroc. Nous avons reconnu, à l’entrée même de ce quartier ressuscité, la monumentale porte de la Conférence, qui ne se trouvait point près de la Bastille, mais bien sur le quai qui porte encore son nom. De cet accroc, les organisateurs s’excusent en disant qu’il fallait bien une porte à leur exposition, et qu’on leur pardonnera d’avoir choisi la plus belle de Paris. Ils l’ont reproduite en moellons, telle qu’elle était le jour même de l’entrée solennelle d’Henri III. La façade, vraiment remarquable, comprend, au-dessous de l’écusson royal, le magnifique vaisseau de Paris, voguant toutes voiles au vent. Cette pièce de sculpture peinte n’est rien moins qu’un chef-d’œuvre.

Avons-nous tout dit ? Certes, nous avons commis de nombreuses omissions, mais Dieu sait si on aura l’occasion de parler fréquemment de la nouvelle Bastille, à chaque fête qu’on y donnera, à chaque concert, à chaque conférence !

Les organisateurs ont eu une excellente idée le jour où ils ont décidé que, puisque tout est prêt, il n’y a pas besoin d’attendre, pour ouvrir leur Bastille, l’ouverture même de l’Exposition universelle. L’inauguration de ce Musée du XVIIIe siècle aura lieu le 1er mai prochain.

Le succès qu’a eu, à l’Exposition de Turin, la reconstitution pareille d’un village italien, avec son château, ses églises, ses manoirs, ses fermes, ses masures, est d’un bon augure pour la réussite à laquelle a droit la nouvelle Bastille.

Charles Chincholle.

 

LE LIVRE
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Le Figaro de Maurice Alhoy et Etienne Arago, 1826-

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