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Retraites : « L’hiver de la vie »


Le Premier ministre Édouard Philippe a reçu cette semaine les organisations syndicales et patronales pour discuter de la réforme des retraites avant le large mouvement social du 5 décembre.

En 1937, la « Fédération des vieux travailleurs » était déjà dans la rue. Dans le magazine Regards, la journaliste Huguette Godin publie une grande enquête sur le sort réservé à ceux qu’on n’appelle pas encore les retraités et dont les pensions versées par les Retraites ouvrières et paysannes, les Assurances sociétés ou en dernier recours l’Assistance publique semblent bien maigres.

 

 

Aux deux extrémités de la vie humaine, deux faiblesses réclament, autant l’une que l’autre, tendresse et protection. Faiblesse de l’enfance, Faiblesse de l’âge. La première a plus de chances d’être secourue que la seconde, à détresse égale.

Peut-être parce qu’un petit enfant malheureux est, malgré tout, plus séduisant qu’un vieux pauvre ; peut-être parce qu’il est plus docile et plus facile à régenter selon la fantaisie de tant de dames charitables ; peut-être encore parce qu’il est plus aisé de se décharger de la responsabilité du vieux pauvre en n’attribuant sa misère qu’à lui-même.

Cependant, on semble s’aviser aujourd’hui du « cas » des vieux. L’immense révolution sociale qui s’accomplit autour de nous englobe toute la vie humaine : on découvre qu’à tous les âges l’homme a droit à l’appui de ses semblables. La charité pouvait choisir, avoir ses goûts et ses préférences. Mais c’est de justice qu’il s’agit à présent : et la justice ne mérite son nom qu’autant qu’elle s’applique à tous.

Les « vieux », donc, ont les honneurs de l’actualité.

Mais, au fait, qu’est-ce que c’est, un « vieux » ? Un être humain qui a passé un certain âge ? La définition n’est pas si simple que ça. Il faut distinguer, et la riche et subtile langue française ne demande pas mieux que de se prêter à la distinction. Notre état – tout relatif – de civilisation connaît deux vieillesses.

Pauvre, on est « vieux », et c’est une indignité.

Riche, on est un « vieillard », et c’est un surcroît de dignité. On peut même être, dans des circonstances particulièrement favorables, un « noble », voire un « auguste » vieillard. On est alors présumé représenter le type du « vieillard » idéal, celui que la statuaire antique attribuait à des personnages de qualité comme Saturne, Priam, ou ce clochard lyrique d’Homère, et que la tradition des « pères nobles de théâtre » a plus ou moins conservée : crâne poli, visage austère, barbe d’argent comme un ruisseau d’avril.

Ne parlons pas des femmes ; il n’en est point de vieilles au-dessus d’un certain chiffre de rentes. « Vieillarde » ne se dit pas.

De là quelque confusion concernant la vieillesse, sur laquelle il faudrait pourtant s’entendre : si dépasser soixante ans est une tare, supprimons alors les académiciens, les évêques, les sénateurs, M. Gaston Doumergue et le général de Castelnau. Si c’est, au contraire, un honneur, alors, à défaut d’appeler aux dignités et aux présidences de Conseils d’administration tous les vieux travailleurs, ayons au moins le courage de ne pas le limiter, cet honneur, à l’illusoire vanité des maximes morales pour cahiers d’écoliers. L’a-t-on assez enseigné aux petits enfants, que la vieillesse est respectable, qu’elle doit être traitée avec révérence, que des égards sont dus à ses cheveux blancs ?

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Fort bien. Mais encore faudrait-il que les exemples offerts à la vigilance ingénue des gosses ne vinssent pas trop grossièrement contredire ces beaux préceptes. Or que voient-ils autour d’eux, ces gosses, gosses des faubourgs parisiens, gosses de banlieue, gosses campagnards ? Des vieux honteux et désespérés de vieillir ; des vieux chassés de leur emploi, sans le plus petit égard, uniquement parce que vieux ; des vieux réduits bon gré mal gré à la mendicité, puisque l’aide qu’ils reçoivent leur est donnée au titre de la « bienfaisance », ce qui transforme le moindre employé de mairie en « bienfaiteur » ; des vieux, enfin, parqués dans des asiles, tels des malades ou des fous, retirés de la circulation comme la Monnaie retire les sous usés à force d’avoir servi. Il y a bien là matière à respect pour les gosses, il y a bien là de quoi faire envisager aux jeunes gens, comme un repos et le paisible couronnement d’une carrière laborieuse, la vieillesse, leur vieillesse !

J’en cueille un, de ces exemples, tout frais dans les gazettes. C’est celui d’Auguste Marchais. Auguste Marchais est un vagabond de 70 ans, qui eut l’autre jour maille à partir avec la justice bellifontaine pour outrage public à la pudeur. Qu’est-ce qu’il faisait donc, ce vieux coquin de Marchais ? Eh bien, il allait dans les rues de Fontainebleau (de Fontainebleau ! Une ville si aristocratique, si pleine de souvenirs royaux, si fréquentée par les vieilles demoiselles anglaises !) avec, sur les fesses, un pantalon en si piteux état qu’il ne cachait rien de ce qu’il était censé couvrir. Si Marchais avait été un vieillard biblique, de pudiques jeunes gens l’eussent couvert de leur manteau ; s’il avait été un personnage imaginaire dans une fresque à la Puvis de Chavannes, de belles jeunes filles préraphaélites lui eussent (en baissant les yeux) apporté tout un trousseau confectionné de leurs blanches mains. Étant ce qu’il était, la justice de son pays lui a infligé quatre jours de prison. Ce qui ne résout pas le problème : car cela ne donne pas de pantalon à Marchais, pour qui la libération sera le signal de la récidive. Ce miséreux septuagénaire, ce pantalon, ce tribunal, sont symboliques. Il était bien de les camper, dans leur amère bouffonnerie, au seuil d’un voyage chez les vieux. Ce qu’ils symbolisent, détresse, injustice, absurdité des « remèdes » imaginés par la Société actuelle, nous n’aurons que trop l’occasion de le retrouver.

L’autre jour – un beau jour de mai, où le soleil jouait dans les jeunes frondaisons vertes des Tuileries – ils se promenaient les vieux, en groupes compacts ; et, pour aider leur promenade, de jeunes agents bien rasés, bien râblés, et qui, ma foi ! auraient pu retrouver là qui son père et qui son grand-père, les poussaient avec un zèle insistant. Un car de la Préfecture longeait le trottoir, prêt sans doute à parer aux défaillances des vieilles jambes ou à l’entêtement des vieilles caboches têtues. Une belle dame, de l’autre côté de la rue, sous les arcades, regardait ça et s’enquit. On lui dit qu’il s’agissait de la manifestation organisée par la Fédération des vieux travailleurs, interdite par la police. Elle haussa les épaules :

— Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ceux-là, mon Dieu ! Les vieux travailleurs ? On fait assez pour les vieux, il me semble. Ils ont des retraites, ils ont des assurances sociales, ils ont des châteaux, et ça ne leur suffit pas ?

En effet. On fait quelque chose pour les vieux. Il faut être juste, que diable ! Elle avait raison, cette dame.

Examinons ensemble les appuis et ressources diverses que la Société met à la disposition de ceux qui, toute leur vie, ont trimé pour elle.

D’abord, ils ont quelquefois droit à des médailles. C’est avec une satisfaction admirative qu’on apprend de temps en temps une nouvelle comme celle-ci : « Au cours d’une touchante petite fête familiale, les usines Dupont-Dubois ont fêté les soixante-quinze ans de M. Athanase Durand, leur employé depuis soixante-cinq ans. Entré en effet aux usines en qualité de manœuvre à l’âge de 10 ans, le père Durand y remplit encore allègrement les mêmes fonctions. Après avoir évoqué en termes émus cette belle carrière toute de dévouement et de labeur, M. le Directeur a remis une médaille de bronze au père Durand, qui, les larmes aux yeux, trinqua ensuite avec lui. » Mais ce n’est pas tout. Ça, c’est la générosité privée, à la discrétion patronale. Médaille et coupe de mousseux, c’est une faveur !

Les vieux travailleurs, et les vieux qui ne peuvent plus travailler, ont aussi des droits. Par exemple, depuis 1910, ils ont eu droit aux Retraites ouvrières et paysannes (ROP). Il fallait alors cotiser pendant 30 ans pour toucher, à 60 ans, une rente : une rente de 100 francs par an. Il convenait donc, pour s’assurer cette mirifique retraite, de n’avoir pas plus de 30 ans lors de la promulgation de la loi, de même qu’il convenait encore de ne pas interrompre les versements, même pour une bagatelle un peu absorbante, comme le fut, par exemple, la guerre de 1914 à 1918. Sans quoi, naturellement, la « retraite » diminuait d’autant.

Il y a bien eu, depuis, quelques modifications, bonifications et relèvements : mais quand on part de la base que l’on sait, on peut bien modifier et tonifier : il y a peu de chance pour que la retraite arrive à permettre l’achat d’une villa dans le Midi !

Empruntons quelques chiffres à l’excellente enquête de Fernand Fontenay, menée pour L’Humanité : ils sont plus éloquents que les plus éloquents discours.

Un vieillard de 71 ans touche une retraite de 31 francs par an. Un autre, qui a cotisé de 1911 à 1930, touche 51,40 francs par an. Un autre – 73 ans – touche 508 francs par an : richard ! un autre, 60 francs par an. Oui, par an, oui, en 1937.

Maintenant, il y a les Assurances sociétés. Nées après la guerre, elles se conforment mieux – en principe – à la valeur contemporaine de l’argent, au coût de la vie. Là où les Retraites ouvrières et paysannes comptaient par dix ou par cent francs, elles n’hésitent pas à compter par mille. La retraite-vieillesse des immatriculés sera de 4 000 francs.

Mais attention ! Nous disons bien sera, et non pas est.

Parce qu’il faut aussi trente ans de versements ; et ce n’est que vers 1960 que les premiers heureux bénéficiaires de la loi les toucheront, ces 4 000 francs. C’est consolant, n’est-ce pas, pour un brave homme ou pour une brave femme qui compte aujourd’hui une cinquantaine d’années, de se dire que dans quelque vingt-trois ans d’autres toucheront quatre beaux billets de mille (encore qu’on ne sache guère ce que ça pourra bien valoir, quatre billets, à ce moment-là, et combien de quarts de beurre on pourra s’octroyer avec…). En attendant, les retraites seront liquidées proportionnellement à la durée des versements. Dans la pratique, et pour les bénéficiaires actuellement les plus âgés, c’est-à-dire les plus intéressants, ça ne vaut guère mieux que les ROP.

Et puis, c’est très joli, tout cela, mais encore faut-il travailler : or tous les vieux ne travaillent pas, et pour cause. Il y en a beaucoup qui échappent à la fois au « bénéfice » des Retraites ouvrières et paysannes et à celui des Assurances sociales. Pour ceux-là, que reste-t-il ?

L’Assistance obligatoire. « L’Assistance », quoi : la mendicité tamponnée d’un cachet officiel. L’asile : Nanterre, Bicêtre, etc. Ou l’assistance à domicile, puisque dès que l’on flirte avec dame Administration il sied d’adopter son vocabulaire pompeux, et qu’un taudis, une mansarde, un trou dans une cave, l’équivalent d’une niche à chien, c’est, sur ses lèvres précises, un « domicile ». Pour la Seine, vaille que vaille, en grattant de toutes parts, le maximum de cette assistance est de 150 francs par mois ; et la Seine est un département gâté, un département qui fait richement les choses. Mais attention ! Il ne suffit pas d’être ce que vous et moi appellerions un « vieux pauvre », d’après l’évidence de nos faibles sens, pour les toucher, les 150 francs ! Imaginons un « vieux pauvre », de 67 ou 68 ans : il n’a pas droit à l’assistance, ce gamin : il est trop jeune. Qu’il se débrouille pour atteindre le septuagénariat, on verra.

Imaginons encore qu’avec cette espèce d’obstination des vieux il les atteigne, ses 70 ans, mais qu’il ait des ressources, des ressources d’environ trois francs par jour : il n’a pas droit à l’assistance, ce rentier, ce capitaliste : il est trop riche. Il faut, en effet, ne pas jouir de ressources égales ou supérieures à l’allocation prévue pour aspirer à celle-ci. (Ah ! ces marchands de mouron, ces clochards, ces Steinlen vivants, qui « jouissent » et qui « aspirent » !)

Toutefois, on peut avoir des « ressources », pourvu qu’elles ne dépassent pas le chiffre que vous savez. Il y a même des abattements : les « ressources » irrégulières provenant de la bienfaisance privée n’entrent pas en ligne de compte. Les « ressources » constituées par les économies du candidat assisté ne comptent que pour moitié.

Et, naguère encore, le produit de son travail, la bonification de l’État qui lui était accordée s’il bénéficiait des Retraites ouvrières et paysannes, ne comptaient pas. Mais deux hommes y ont mis bon ordre : MM. Doumergue et Laval. M. Doumergue, ce « vieillard » qui, de sa retraite de Tournefeuille, vint rogner à coups de décrets-lois la chiche retraite des « vieux » ; M. Laval, qui s’imagina devoir fournir encore une belle carrière, mais qui pour ses vieux jours s’est assuré un assez moelleux asile en son castel de Chateldon…

Grâce à eux, de maigres secours sont devenus plus maigres ; mais MM. Laval et Doumergue se portent bien, merci. Et si les « vieux » ne sont pas contents ils peuvent toujours entrer à l’asile : ils seront sûrs de ne pas les y rencontrer.

Huguette Godin

LE LIVRE
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Regards de Léon Moussinac, 1932-

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