Tout bien réfléchi
Temps de lecture 5 min

Russie : la médiocrité aux commandes


Crédit : Pixabay

La Russie fait peur. A l’OTAN, à l’Occident, à son voisin ukrainien, aux rebelles syriens… Avec ses avions de chasse en bandoulière, il est facile de l’imaginer en génie du mal. Et pourtant, on est bien loin du génie. C’est l’incompétence qui devrait être crainte. Dans cet article du National Interest, écrit par l’économiste Vladislav L. Inozemtsev  et traduit par Books en novembre 2011, il est rappelé que les postes clés en Russie sont l’apanage d’une noria de nullités corrompues.

 

Nombre d’experts occidentaux décrivent aujourd’hui la Russie comme un pays sombrant dans le totalitarisme, suivant lentement (ou pas si lentement que ça) le chemin de l’Union soviétique, dont le régime autoritaire s’est effondré sous la pression croissante d’une société civile émergente. L’opinion commune impute ce tournant autoritaire à la nature de l’élite politique russe contemporaine. Ses membres, font valoir de nombreux analystes occidentaux comme Ian Bremmer dans sa « Courbe en J (1) », sont recrutés de façon disproportionnée dans ce qu’on appelle les silovyié strouktoury, les instances chargées de faire appliquer la loi et les services de sécurité, dont on fait remonter les origines aux services secrets et à l’appareil militaire de l’ère soviétique. Ces convictions se conjuguent pour offrir, tout bien pesé, une lecture plutôt optimiste des perspectives à moyen ou long terme de la Russie : soit la société civile russe se réveillera à nouveau et sauvera la situation, comme elle est censée l’avoir fait en 1989-1991, soit l’élite actuelle vieillira et quittera la scène. Dans un cas comme dans l’autre, un changement positif se profile à l’horizon.

Malheureusement, ces analyses sont fausses. La Russie contemporaine n’aspire pas à devenir une Union soviétique 2.0. C’est un pays dans lequel les citoyens ont un accès illimité à l’information, possèdent leurs biens, voyagent librement à l’étranger et brassent toutes sortes d’affaires privées (2). Bien sûr, de sévères restrictions restent en vigueur dans la sphère politique, et le pays, comme le président Dmitri Medvedev l’a reconnu récemment, ne satisfait « que dans une certaine mesure et non pleinement » aux critères de la démocratie.

À l’évidence, cet arrangement – la liberté économique associée à la contrainte politique – ne plaît pas à tout le monde. Aux yeux de l’Occidental moyen, cela signifie que quelque chose doit changer. Voilà, aussi, qui est faux. Certains Russes expriment, certes, leur mécontentement à l’égard du régime et des abus de pouvoir dont se rendent fréquemment coupables la police, les fonctionnaires locaux et les oligarques étroitement liés à la bureaucratie dirigeante. Mais le système semble fondamentalement solide et durable. Sa force émane d’un principe de base : les Russes sont bien plus à même de résoudre leurs problèmes individuellement qu’en contestant collectivement les institutions nationales. Pour une raison simple : ce que les Occidentaux appellent corruption n’est pas un fléau affectant le système, mais le fondement même de sa marche normale. La corruption en Russie est une forme de lubrifiant transactionnel, en l’absence de toute alternative communément acceptée et juridiquement codifiée. Prises ensemble, ces transactions reflètent bien une forme de néoféodalisme. Le constat ne devrait pas surprendre outre mesure ceux qui connaissent l’histoire, car c’était à peu près le stade que le développement socioéconomique russe avait atteint avant d’être gelé par plus de soixante-dix ans de régime soviétique. Il a désormais dégelé.

Et ce système fonctionne, à sa façon. Bâtie sous Vladimir Poutine, la « verticale du pouvoir » est un mécanisme permettant la conversion relativement simple du pouvoir en argent et vice versa. À chaque niveau de la hiérarchie, un certain degré de concussion et de clientélisme est non seulement toléré, mais présupposé en échange d’une loyauté inconditionnelle et du reversement d’une partie des gains à l’échelon supérieur. Le système est fondé sur la liberté économique des citoyens, mais les restrictions politiques prudemment imposées à ladite liberté garantissent la richesse des plus gros bénéficiaires. Une kyrielle de planchers et de plafonds balise ces restrictions ; ce néoféodalisme comporte donc plus de niveaux que l’ancien. Mais il fonctionne fondamentalement de la même manière : le faible verse un tribut « vers le haut », et le fort accorde une protection « vers le bas ».

Un système stable

Le système russe ne peut exister sans libertés économiques, et c’est la raison pour laquelle l’Union soviétique ne renaîtra jamais. Mais le régime craint profondément les libertés politiques, incompatibles avec son mode de fonctionnement féodal. Ainsi la Russie ne ressemblera pas avant longtemps à un pays d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord. Elle ne s’effondrera pas et n’évoluera pas non plus de façon radicale. Elle sera, simplement. Et l’espoir dont l’avenir est censé être chargé rappelle la plaisanterie stalinienne : l’horizon est un lieu très éloigné qui ne cesse de reculer à mesure qu’on s’en approche.

On dit de nos jours que même un système stable a besoin d’avancer pour rester en place. Nombreux sont les analystes persuadés que la normalité russe actuelle ne pourra durer. Le président Dmitri Medvedev, qui appelle sincèrement de ses vœux une modernisation (3), nous offre l’un des rares exemples d’une évaluation adéquate des menaces existantes. Il semble comprendre que les facteurs assurant aujourd’hui la stabilité de la Russie sont incapables de lui insuffler l’esprit d’innovation dont elle aurait besoin pour survivre en des temps troublés. Mais, avec l’ombre de Poutine planant au-dessus de lui, Medvedev ne peut convaincre ni le cercle restreint de la bureaucratie ni l’opinion publique que ces menaces sont réelles et dangereuses. Sans leur soutien, il ne peut aller nulle part (4).

En tout état de cause, Medvedev, même s’il a raison de penser que le système ne pourra jamais prospérer, a tort de croire qu’il ne pourra se stabiliser durablement. La Russie n’est pas une dictature, mais un pays relativement libre où le régime gouverne davantage par le consensus que par la répression et ne semble être menacé par rien de sérieux. Un système à peu près dénué de perspectives de développement convient bien aux citoyens russes quand ils imaginent ce que pourraient être les alternatives. Si on leur dit que la structure pourrait s’effondrer, ils ne s’en émeuvent guère. Comme l’historien Joseph Tainter l’écrivait dans son livre sur « l’effondrement des sociétés complexes », « ce qui peut sembler un déclin aux yeux d’observateurs extérieurs […] n’apparaît pas forcément comme tel à la majorité de la population [pour qui] un effondrement n’est pas intrinsèquement une catastrophe, mais un processus économique rationnel susceptible de profiter à une bonne partie des habitants (5) ». Après tout, même à l’époque féodale, il arrivait que le seigneur tombe et que les paysans se redistribuent spontanément les richesses.

L’idée selon laquelle les cadres issus du KGB seraient responsables des déficiences du système politique actuel est encore moins pertinente concernant l’avenir de la Russie. Les tenants de cette thèse négligent deux faits. D’abord, ils oublient que le style politique russe « superprésidentiel », quasi autoritaire, est né dans la période « démocratique » du milieu des années 1990, quand le président d’alors, Boris Eltsine, a dissous par la force le Parlement légitime et fait voter une nouvelle Constitution aux termes de laquelle les pouvoirs du chef de l’État ne sont contrebalancés par rien. De fait, son statut ressemble à celui du Führer de la nation allemande tel qu’il avait été défini par la loi des pleins pouvoirs du 23 mars 1933. Plus tard, le cercle rapproché d’Eltsine devait orchestrer sa victoire à la présidentielle de 1996. Cette Constitution a détourné le pays de la voie naturelle de l’alternance entre libéraux et socialistes qui, à la surprise générale, a permis le développement parfois mouvementé mais finalement réussi de l’Europe de l’Est dans les années 1990 et 2000. L’idée qu’« il n’y a pas d’alternative » au leader actuel ou à son successeur désigné est devenue une composante essentielle de la vie politique russe. Cela n’a strictement rien à voir avec les vestiges du KGB.

Ceux qui imputent à l’ancien appareil de sécurité la responsabilité du système se trompent aussi en considérant comme un signe de déclin démocratique le fait qu’une bonne partie de l’élite a commencé sa carrière dans l’armée ou dans les services de sécurité. Bon nombre de ces agents étaient compétents et honnêtes. À l’extérieur de la Russie, on a oublié que, pendant plusieurs décennies cruciales, la crème du KGB incarnait la modernité au sein d’une Union soviétique en déliquescence. Le vrai problème n’est pas celui posé par les siloviki (6), mais par la « sélection négative » – la façon dont les anciens démocrates aussi bien que leurs adversaires ont recruté les nouveaux membres de l’élite. Le phénomène Poutine reflète le fait que les dirigeants russes des années 1990 préféraient voir un officier médiocre devenir président plutôt que des hommes certes imparfaits mais expérimentés comme Evgueni Primakov ou Iouri Loujkov, tous deux assez populaires à l’époque (7). L’ascension de Poutine, qui avait atteint tout juste le grade de lieutenant-colonel à l’époque soviétique et ne s’était fait connaître ensuite que par ses malversations à la mairie de Saint-Pétersbourg, est rétrospectivement typique des choix faits en matière de personnel dans les années 2000 [lire « Une kleptocratie bien dirigée »]. Par centaines, des bureaucrates inefficaces ont recruté des individus encore moins capables qu’eux pour occuper des postes clés dans leurs ministères et leurs commissions, rassurés de savoir que pareilles nullités ne pourraient leur faire de l’ombre ou prendre leur place. La gouvernance russe souffre aujourd’hui moins de la monopolisation du pouvoir par une « oligarchie » que d’une dictature de l’incompétence.

Plusieurs exemples devraient suffire à illustrer cette « sélection négative. » Espion professionnel, Sergueï Ivanov avait été dépêché à Londres pour y exercer ses talents en 1981. Quelques années plus tard, il a été envoyé en Finlande (ce qui n’était certainement pas une récompense pour de grands accomplissements, comme on peut l’imaginer), puis au Kenya, où son travail s’est traduit par une désorganisation générale du réseau de renseignements russe en Afrique de l’Est. Aujourd’hui, il sert fièrement en tant que vice-Premier ministre dans le gouvernement de Poutine. Voyez aussi Boris Gryzlov, ancien ingénieur devenu célèbre pour avoir inventé des filtres soi-disant capables de purifier l’eau de n’importe quel type de contamination, même radioactive (une enquête de l’Académie des sciences russe a montré que leur usage ne produisait aucun effet positif). En 2001, il a été nommé ministre de l’Intérieur, avant d’être « élu », en 2003, président de la Chambre basse du Parlement. Là, il s’est rendu célèbre en affirmant que « la Douma n’est pas un lieu approprié au débat politique ». Directeur d’un magasin de meubles jusqu’en 2000, l’actuel ministre de la Défense, Anatoli Serdioukov, sait à peine faire la différence entre un destroyer et un remorqueur.

C'est gratuit !

Recevez chaque jour la Booksletter, l’actualité par les livres.

Ces responsables essaient souvent de camoufler leur ignorance en obtenant des doctorats ou des chaires d’enseignement pendant qu’ils sont en poste. Serdioukov, qui a obtenu un diplôme en économie par correspondance en 1994, a passé son doctorat en 2000 et obtenu une chaire tout en occupant les fonctions de ministre des impôts. Aujourd’hui, on compte 71 professeurs d’université parmi les 450 députés de la Douma (il n’y en avait aucun dans la Chambre des représentants américaine de 2007-2009 et seulement trois dans le Bundestag allemand élu en 2009). La caractéristique essentielle de l’élite politique russe est son insondable inculture, mal dissimulée sous un vernis de diplômes. La Russie aurait bien de la chance d’être gouvernée par les services de sécurité !

Dans l’état actuel des choses, cependant, les anonymes continuent de surgir de nulle part pour obtenir des succès sans précédent et des postes de haut rang. Ils ne sont guère capables que de voler l’argent public, recevoir des pots-de-vin et se prosterner devant des maîtres presque aussi incompétents qu’eux. La Russie a élevé le phénomène de la sélection négative à des sommets jusqu’alors inconnus. Ce fait explique mieux qu’aucun autre ses performances consternantes, et nous donne des indices sur son évolution.

Déprofessionnalisation

À l’évidence, l’élite politique russe contemporaine est sensiblement moins compétente que ne l’était la classe bureaucratique soviétique. Mais on observe des signes de déprofessionnalisation dans l’ensemble de la société. Aujourd’hui, 14 % seulement des diplômés des universités russes se destinent au métier d’ingénieur. En Allemagne, le chiffre est de 29 %, en Chine il approche 42 %. Faute de crédit professionnel, les carrières se font essentiellement grâce aux relations personnelles ; l’expérience et l’efficacité ne comptent absolument pas. Le patron de Gazprom, Alexeï Miller, ne connaissait rien aux questions énergétiques quand il a été nommé à la tête de la firme. Et la production de l’entreprise [la première du pays] est tombée de 523,2 milliards de mètres cubes en 2000 à 461,5 milliards en 2009. Le patron de Rosatom, l’Agence fédérale de l’énergie atomique, Sergueï Kirienko, ancien Premier ministre de Eltsine, n’avait aucune expérience du nucléaire quand il a été nommé en 2005. Et un seul des onze nouveaux réacteurs promis est depuis entré en service.

Que signifie véritablement cette déprofessionnalisation galopante de l’élite russe ? Elle signifie que la carrière de bureaucrate à vie est extrêmement courue ces derniers temps. C’est là qu’est l’argent. La déprofessionnalisation de la Russie a coïncidé avec l’afflux massif de liquidités dans l’économie, en grande partie du fait de la hausse du prix du pétrole. Les recettes du budget fédéral sont passées de 1 200 milliards de roubles en 2001 à 8 200 milliards en 2008, tandis que la monnaie prenait de la valeur, passant de 29,5 à 24,9 roubles pour 1 dollar. La bureaucratie a pu ainsi accroître la quantité de richesse qu’elle est susceptible de s’approprier grâce aux pots-de-vin et autres profits personnels. Selon les estimations du grand spécialiste de la corruption, Gueorgui Satarov [ancien conseiller de Eltsine], le montant total des dessous-de-table dans l’économie russe a connu une croissance exponentielle sous le régime Poutine, passant de 33 milliards de dollars à plus de 400 milliards.

Cet état de choses a nourri deux tendances profondes. Premièrement, l’entrée dans l’administration est de plus en plus intéressante pour les jeunes gens qui ne sont pas la fine fleur de la Russie. L’âge moyen d’un colonel de police est désormais de 42 ans, contre 57 à la fin de l’ère soviétique. L’âge moyen d’un officier de la police des impôts est inférieur à 33 ans. Parmi les diplômés d’une des universités les plus occidentalisées de Moscou, l’École supérieure d’économie, 88 des 109 étudiants inscrits aux cours que je donnais en 2008 rêvaient d’une carrière dans l’administration. Cela signifie que la classe dirigeante russe deviendra selon toute vraisemblance de plus en plus conservatrice à mesure qu’elle rajeunit et que son niveau d’éducation augmente. Cette évolution réfute tout à fait l’idée, chère aux spécialistes occidentaux, que le vieillissement des dirigeants ayant connu les pratiques politiques soviétiques pourrait faciliter l’accès au pouvoir de jeunes leaders plus progressistes.

La deuxième tendance est encore plus claire : aujourd’hui, l’argent peut non seulement être « extrait » du secteur public, mais aussi permettre d’acheter des positions influentes au sein de l’élite au pouvoir. Par exemple, plus de 49 millionnaires « officiels » en dollars et 6 milliardaires siègent à la Douma – il y a 28 millionnaires et 5 milliardaires au Conseil de la Fédération, la Chambre haute. En comparaison, Silvio Berlusconi est le seul milliardaire à avoir jamais obtenu un siège dans une assemblée législative de l’un des quinze pays qui composaient l’Union européenne avant l’élargissement. Le Parlement étant composé d’élus triés sur le volet par le Kremlin, il ne faut pas beaucoup se fatiguer pour comprendre comment ces super-riches ont décroché leurs fonctions. Ils paient « vers le haut », en mêlant esprit de lucre et allégeance, et sont protégés en retour – traits distinctifs de l’échange social de type féodal. Dans le même temps, la plupart des ministres tentent de convaincre le citoyen que leur revenu moyen est inférieur à un certain montant. Qu’on les croie ou non, on ne trouvera dans le pays ces jours-ci ni ministres endettés, ni gouverneurs en faillite.

Deux évolutions intéressantes découlent de tout cela. La première est la transformation systématique de toute affaire juteuse créée en Russie depuis 2000 en entreprise quasi familiale. Dans un pays manquant cruellement de confiance sociale, à qui peut-on se fier sinon sa propre famille ? Le népotisme est aussi institutionnalisé que le féodalisme, et, comme toujours, les deux phénomènes se soutiennent mutuellement. Chacun sait que les meilleurs terrains de Moscou sont contrôlés par la plus riche femme d’affaires du pays, Elena Batourina, mariée depuis 1991 à l’ancien maire de la capitale. Dans la République du Bachkortostan, Oural Rakhimov, fils de l’indéboulonnable président Mourtaza Rakhimov, a la haute main sur les affaires pétrolières. L’épouse de l’ancien ministre du Développement social et de la Santé, Mikhaïl Zourabov, possédait plusieurs entreprises chargées d’acheter des médicaments, qui étaient ensuite distribués gratuitement aux nécessiteux. L’État payait la plupart des remèdes trois à cinq fois le prix du marché. Les indigents étaient servis, et les riches devenaient beaucoup plus riches par la même occasion. A-t-on déjà vu meilleur exemple de l’art de se faire du bien en faisant le bien, à la mode russe ?

Des familles entières sont désormais en passe de noyauter le service de l’État. Prenez l’exemple d’Anatoli Serdioukov – pour en revenir à lui – qui était ministre de la Défense dans le gouvernement de son beau-père Viktor Zoubkov, ou de l’actuelle ministre du Développement social et de la Santé, Tatiana Golikova, épouse du ministre de l’Industrie Viktor Khristenko. Et que penser des cas encore plus pittoresques de « familles régnantes » à la tête des républiques « nationales » ? En Tchétchénie, Ramzan Kadyrov a succédé de fait, à l’âge de 29 ans, à son père Akhmat, assassiné en 2004. Le Daghestan est quant à lui gouverné depuis février 2010 par Magomedsalam Magomedov, fils de Magomedali Magomedov, qui a dirigé le territoire de 1983 à 2006. Ces scénarios se reproduisent à tous les niveaux du pouvoir.

Mais assez de petites histoires ! L’accumulation des anecdotes ne fait pas un ensemble de données. L’important, c’est la façon dont l’élite russe dirige réellement le pays. Elle le fait à la hussarde, en se soumettant le moins possible à l’autorité de la loi et en multipliant les amendements à la législation, qui présume toujours de leur immunité bureaucratique. Cinq élections législatives se sont tenues en Russie depuis l’« indépendance » acquise après la chute de l’Union soviétique, et chacune s’est déroulée selon des règles amendées. Pour instable que puisse paraître, dans ce domaine, la situation à Washington ces derniers temps, l’homme d’affaires américain peut-il imaginer que l’on modifie le code des impôts tous les quinze jours, en amendant ou en ajoutant un article ?

Le crime de Khodorkovski

Certaines lois sont adoptées et certaines réglementations imposées dans le seul but de couler une entreprise ou d’obliger ses propriétaires à la confier à de nouveaux dirigeants. Il est courant de voir la police des impôts ou des procureurs accuser des hommes d’affaires de telle ou telle malversation, les contraignant à vendre leur entreprise ou simplement fuir le pays. Plus tard, des juristes « plus expérimentés » trouveront facilement des raisons de contester les décisions du tribunal ou l’action de l’administration, permettant ainsi le redémarrage de l’entreprise sous l’égide de nouveaux propriétaires. De même, si un homme d’affaires est jugé coupable de fraude fiscale ou de violation de la réglementation douanière, il risque d’être poursuivi, mais l’agent des impôts ou des douanes qui a validé sa déclaration sera épargné. Dans la plus abominable affaire de fraude fiscale de l’histoire récente de la Russie, Mikhaïl Khodorkovski et Platon­ Lebedev ont été condamnés en 2005 à des peines de prison pour ne pas avoir payé les impôts dus au titre des années 2000-2003. Aucun inspecteur censé avoir vérifié ces déclarations présentées comme mensongères n’a été puni. Le crime de Khodorkovski et Lebedev n’est pas d’avoir trompé le fisc ; il est d’avoir cherché à s’élever au-dessus du niveau qui leur avait été assigné dans la hiérarchie néoféodale.

La Russie d’aujourd’hui est ainsi une sorte d’« État privé », dans lequel la politique n’est qu’un type d’affaires parmi d’autres. Les problèmes politiques sont résolus comme s’il s’agissait de problèmes commerciaux, et les problèmes commerciaux comme s’il s’agissait de problèmes politiques. Le principal but de l’élite est la perpétuation d’un système permettant aux incompétents de contrôler la richesse. Espérer que le changement viendra quand l’actuelle classe dirigeante partira à la retraite et qu’une nouvelle génération la remplacera est illusoire. De quel type de leadership­ héritera, dès lors, l’État russe ? L’expérience de la dernière décennie laisse penser que, même si le régime est vulnérable aux pressions extérieures, sa pérennité est assurée par l’existence des groupes sociaux assez larges qui en tirent profit. Des individus toujours plus nombreux aspirent à rejoindre ces catégories, pour obtenir « leur » part des richesses, en consentant le minimum d’efforts et en prenant le minimum de risques. Dans ces circonstances, il existe différentes manières d’intégrer de nouveaux membres à l’élite actuelle sans menacer son pouvoir.

De nouvelles recrues viendront en nombre des universités russes. Et, ici, plusieurs tendances récentes se dégagent. D’abord, l’enseignement supérieur accorde une place disproportionnée aux sciences sociales. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, mais le personnel enseignant n’est pas au fait de la recherche et n’a pas la formation requise. Les études sont donc de très mauvaise qualité. Parfois, professeurs et tuteurs exposent simplement aux étudiants leur propre vision de la situation, et ces opinions sont souvent idéologiques, ou reflètent la servilité à l’égard de la classe dirigeante.

Par ailleurs, certains représentants de ladite classe qui n’ont jamais enseigné de leur vie deviennent aujourd’hui – en quantité gênante – doyens et professeurs titulaires de facultés nouvellement créées. Le meilleur établissement russe, l’université d’État Lomonosov de Moscou, ne comptait que 17 facultés quand j’y ai achevé mes études en 1989. Il y en a maintenant 39. On trouve parmi les nouveaux départements la faculté de la politique mondiale, dirigée par le député Andreï Kokochine, la faculté d’administration publique, dirigée par le nouveau secrétaire général du gouvernement, Vyatcheslav Volodine, et l’École supérieure de la télévision, présidée par l’éditorialiste ultraconservateur Vitali Tretiakov. Tous les trois, bien sûr, sont des piliers du parti Russie unie (8).

En outre, le système d’inscription des étudiants a radicalement changé ces dernières années. Alors que les facultés organisaient auparavant chacune leurs examens, il existe aujourd’hui un « examen d’État unifié », qui permet aux jeunes originaires des provinces les plus reculées, dont les diplômes du secondaire sont parfois d’origine douteuse, d’accéder plus facilement aux établissements de la capitale. Ces jeunes, sortant quasiment de nulle part et ayant suivi jusque-là un enseignement des plus médiocres, doivent rivaliser avec leurs camarades des grandes villes, beaucoup mieux préparés. Ils comprennent évidemment très vite que certaines allégeances politiques peuvent les aider dans cette compétition inégale, ce qui ouvre encore la voie à une autre forme d’échange féodal.

Et puis seule une petite partie des jeunes peuvent survivre grâce aux revenus de leurs parents. La plupart travaillent pendant leurs études, en général dans de nouvelles entreprises russes, organisées sur le modèle occidental, de façon hiérarchique, avec une tradition de discipline et de rationalisation de chaque fonction (sans parler de la quantité inimaginable de paperasserie). Dans un tel environnement, l’opportunisme peut apparaître comme la seule conduite rationnelle. Le jeune diplômé venu d’une petite ville reculée, qui a suivi un enseignement dispensé par des non-professionnels, qui est fort impressionné par le luxe de la métropole et qui a travaillé pendant deux ou trois ans dans une entreprise ne produisant pratiquement rien, se trouve être la meilleure recrue possible pour la branche la plus basse de la nouvelle élite russe. Avec ces néo-urbains « produits » par le système chaque année en grand nombre, le régime peut être sûr de sa capacité d’absorber la quasi-totalité des fauteurs de troubles potentiels.

Une autre réserve de personnel pour l’élite se trouve sans doute dans les rangs des organes « chargés de faire appliquer la loi » – seule une certaine ironie permet de les appeler ainsi –, qui se sont renforcés et multipliés sous Poutine. Aujour­d’hui, le pays compte plus de 200 000 officiers d’active. Environ 1,1 million de soldats dépendent du ministère de l’Intérieur ; plus de 300 000 servent au FSB (9) ; environ 200 000 personnes travaillent dans les bureaux des procureurs ; et 150 000 dans divers organismes de contrôle et d’inspection. À peu près le même nombre officient pour la police des impôts ; et plus de 100 000 dans l’administration des douanes et les services d’immigration fédéraux. Nous ne mentionnerons pas de plus petites structures comme l’administration chargée de la lutte contre la drogue et beaucoup d’autres. Au total, plus de 3,4 millions de personnes – près de 12 % de la population active masculine – sont employées dans des agences qui suivent les principes de l’organisation verticale, de l’obéissance aveugle et de la corruption généralisée.

La défiance et la haine

Ces services sont très inefficaces. Aucune diminution du nombre de délits n’a été observée entre 2000 et 2009, les attentats continuent de toucher les villes russes, et 4 % seulement de la drogue vendue dans le pays ou transitant par son territoire est interceptée par la police. Ces instances ont donc recours à la dissimulation à grande échelle. Chaque année, le FSB signale des centaines d’attaques terroristes avortées, mais ses rapports restant classifiés, il est impossible d’établir l’efficacité réelle des services de sécurité. Si 89 % environ des affaires de meurtres et violences corporelles vont jusqu’au tribunal, c’est le cas seulement de 9,8 % des délits. Ce chiffre laisse entendre qu’une bonne partie des dossiers sont réglés grâce à des accords « amicaux » véreux entre policiers et entrepreneurs. Le montant moyen d’un pot-de-vin versé à un agent de la circulation avoisine aujourd’hui les 2 000 roubles (environ 50 euros). Obtenir un tel emploi coûte en général jusqu’à 40 000 euros, même dans des villes de province. Les attitudes les plus courantes à l’égard de la police sont la défiance et la haine. Même dans le cas célèbre du village de Kouchevskaïa, dans la région de Krasnodar, où douze personnes ont été retrouvées assassinées en novembre 2010 par un gang qui terrorisait depuis plus de dix ans la population, personne n’a fait appel à la police, car certains de ses membres et même quelques députés de Russie unie figuraient parmi les personnes soupçonnées des meurtres. Truffés de jeunes gens dont le seul mérite est une ambition démesurée, ces organes chargés de faire appliquer la loi sont un vivier immédiat de recrutement pour la classe dirigeante russe. Mais le vivier le plus naturel, comme je l’ai déjà laissé entendre, est la progéniture de l’élite actuelle. Les fils et les filles des hauts responsables s’installent dans les organes gouvernementaux et dans les directions des grandes entreprises possédées ou contrôlées par l’État. Par exemple, Dmitri Patrouchev, fils aîné de Nikolaï Patrouchev, directeur du FSB de 1999 à 2008, a été nommé en mai 2010, à l’âge de 32 ans, P-DG de la Rosselkhozbank, la quatrième banque de Russie, contrôlée par l’État. Sergueï Matvienko, fils de Valentina Matvienko, ex-gouverneur de Saint-Pétersbourg, est aujourd’hui président de VTB-Development, la branche immobilière de la banque VTB, contrôlée par l’État ; il est aussi, à l’âge de 37 ans, l’un des plus jeunes milliardaires de Russie. Sergueï Ivanov, fils du vice-Premier ministre mentionné plus haut, venait de fêter ses 25 ans quand il a été nommé vice-président de Gazprombank, le bras financier du géant pétrolier. Et ainsi de suite. Les enfants des hauts dirigeants actuels occuperont à coup sûr au moins un tiers de tous les postes importants de l’administration et de l’économie d’ici dix à quinze ans. Et il est clair qu’aucun d’eux n’aura la moindre raison de changer le système. Ils s’opposeront à toute évolution afin de favoriser leurs propres enfants. Ce sont les barons du nouveau féodalisme, et leur progéniture héritera du château.

Le dernier vivier est alimenté par une nouvelle stratégie, qui consiste à intégrer à l’élite au pouvoir des membres des « couches intellectuelles », laissées pour compte dans les années 1990 et la première moitié des années 2000. La soi-disant communauté des « experts », faite d’économistes, de sociologues, d’historiens et de journalistes, est restée longtemps atomisée. L’écrasante majorité des commentateurs et chercheurs comptant dans le pays reste à l’écart des grands think tanks financés par le régime. Néanmoins, il pourrait être facile d’associer une bonne partie d’entre eux à des projets pilotés plus discrètement par le gouvernement. La possibilité de présenter ses opinions, d’apparaître à la télévision, d’assister à des réunions officielles et d’accéder aux fonds alloués par le pouvoir peut avoir un attrait irrésistible au vu de la rareté des alternatives. Petit à petit, la classe dirigeante sera à même de réduire à néant toute opposition potentielle.

Qu’en sera-t-il de la fine fleur des jeunes Russes ? Quel avenir est offert à ceux-là dans ce pays néoféodal ? Pendant les années Poutine, les responsables ont multiplié les obstacles pour empêcher les jeunes progressistes de s’engager dans toute forme de contestation légale. Aucun parti politique nouveau ne s’est officiellement enregistré depuis le début des années 2000. Les deux seuls à l’avoir fait (Russie juste et Juste cause) ont simplement succédé à de petits partis préexistants. Pour organiser un référendum, il faut rassembler deux millions de signatures ; et même si cette exigence était satisfaite, la plupart seraient déclarées invalides. Toutes les assemblées législatives régionales, sauf une, sont contrôlées par Russie unie. Dans le même temps, l’État autorise toujours les citoyens à quitter librement le pays. Ce n’est pas un hasard. L’ampleur de l’exode des jeunes cadres potentiellement les plus talentueux dépasse presque l’entendement. Leur nombre n’est pas connu avec exactitude, mais les estimations vont jusqu’à 40 000-45 000 par an. Quelque 3 millions de citoyens russes sont aujourd’hui expatriés dans l’Union européenne.

Recrues serviles

Cette hémorragie accroît à l’évidence la « densité » de médiocrité à l’intérieur du pays. Le président Medvedev comprend à quel point cette tendance pourrait se révéler dangereuse et veut endiguer la fuite en créant des pôles scientifiques « extraterritoriaux » tels que Skolkovo, près de Moscou, censé devenir une sorte de Silicon Valley russe. Cette tentative risque d’échouer, notamment parce que les autorités russes s’efforcent­ aujourd’hui d’attirer des spécialistes étrangers et des Russes ayant quitté le pays en leur offrant des salaires mirobolants ; sans songer que cette politique pourrait également attirer des opportunistes qui voient en la science une activité lucrative davantage qu’une quête désintéressée. André Geim, prix Nobel de physique en 2010, a déclaré qu’il ne retournerait jamais en Russie. C’est un signe très clair de ce qui est en train d’arriver au pays. Tout cela conduit à deux conclusions connexes. D’une part, la Russie a construit un système où l’exercice des pouvoirs de l’État est devenu une entreprise monopolistique. Elle est contrôlée principalement par les amis et les comparses du fondateur du régime, Vladimir Poutine, et fidèlement mise en œuvre par les recrues les plus serviles et les moins talentueuses. Toutes les grandes compagnies nationales sont liées aux autorités fédérales ou contrôlées par elles, et les entrepreneurs locaux doivent marchander avec la bureaucratie régionale. Toutes les nouvelles fortunes amassées dans les années 2000 appartiennent aux amis de Poutine et à ceux qui l’ont aidé à bâtir cette « verticale négative ». Voilà pourquoi, dans les années à venir, la compétition au sein de l’élite diminuera, la qualité de la gouvernance se détériorera encore et ce qui reste d’un management efficace s’effondrera. Tenter d’inverser ces tendances serait une démarche totalement illogique pour la classe politique.

Parallèlement, un vaste groupe social veut rejoindre le système, et non s’y opposer (contrairement à ce qui passait dans les derniers temps de l’Union soviétique). D’une certaine manière, c’est un peu comme vouloir intégrer une pyramide de Ponzi (10) par le bas en espérant ne pas y rester, et en étant persuadé que le pire serait de rester à l’extérieur. À mesure que progressera la déprofessionnalisation de la haute administration (et la « mise en vente » des services de l’État), la concurrence s’intensifiera entre les non-professionnels, puisqu’ils ne manquent pas. En conséquence, l’élite dirigeante sera à l’avenir en mesure de coopter autant d’adhérents qu’elle le souhaite.

L’élite russe a, fondamentalement, « piraté » et privatisé l’un des pays les plus riches du monde. Elle est si reconnaissante pour ce privilège qu’elle pourrait tout faire pour que M. Poutine revienne au Kremlin en 2012 pour douze autres années calamiteuses. À cette date, les cohortes de jeunes progressistes sur lesquelles tant d’analystes occidentaux ont fondé leurs espoirs de changement auront grandi. Les plus médiocres feront partie du système. La plupart des meilleurs, cela ne fait aucun doute, ne vivront plus en Russie.

Cet article est paru dans la revue américaine The National Interest, au printemps 2011. Il a été traduit par Philippe Babo.

Notes

  1. La « courbe en J », titre du livre de Ian Bremmer paru en 2006, illustre la relation qui existe entre la plus ou moins grande ouverture démocratique d’un pays et la stabilité du régime.
  2. Sur « l’accès illimité à l’information », lire « Médias : le couvercle et la soupape ».
  3. La « sincérité » de Medvedev est un sujet pour le moins controversé. L’auteur du présent article, dirige le Forum Iaroslav, où sont invitées des personnalités étrangères autour de Medvedev.
  4. Cet article a été écrit avant que Poutine annonce sa décision de reprendre la présidence et de confier à nouveau à Medvedev le poste de Premier ministre.
  5. The Collapse of Complex Societies (« L’effondrement des sociétés complexes »), Cambridge University Press, 1988.
  6. Le terme de siloviki, dont la traduction littérale est « hommes de force », désigne tous les agents civils et militaires habilités à porter une arme.
  7. Ancien dignitaire du KGB, Primakov a été ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Eltsine. Maire de Moscou depuis 1992, Loujkov, accusé de corruption, a été démis de ses fonctions par Medvedev en septembre 2010. Sur Loujkov, voir plus loin dans le texte.
  8. Russie unie est le parti de Poutine. Il détient la majorité absolue des sièges à la Douma.
  9. « Plus de 200 000 » selon Irina Borogan.
  10. Utilisé par l’escroc américain Bernard Madoff, le système de la « pyramide de Ponzi » consiste à offrir des rendements exceptionnels aux premiers déposants en utilisant l’argent des derniers déposants.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

La courbe en J de Ian Bremmer, Simon & Schuster, 2006

SUR LE MÊME THÈME

Tout bien réfléchi Comment la rue est devenue un espace public
Tout bien réfléchi Indomptable Catalogne
Tout bien réfléchi Le dissemblable duo derrière l’ordinateur

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

Voir le sommaire