Ryszard Kapuściński, les faits et la fiction

« Une raison mesquine, peut-être, pour laquelle les romanciers essaient de plus en plus de garder leurs distances par rapport aux journalistes », affirmait il y a trente ans Graham Greene dans une lettre au critique du Sunday Times Stephen Pile, « est que les romanciers s’efforcent d’écrire la vérité et les journalistes d’écrire de la fiction. » Sous la plume de quelqu’un qui a pratiqué les deux genres avec un égal bonheur, et traversé à de nombreuses reprises la frontière invisible, floue et mouvante qui sépare les domaines correspondants, une telle déclaration n’est pas à prendre à la légère. Au-delà de la boutade, elle signale un problème bien réel, qui depuis l’époque où s’exprimait l’auteur du Rocher de Brighton, n’a fait que gagner en importance et en profondeur : un coup d’œil sur les rayons des librairies ou le palmarès des Prix littéraires permet de réaliser à quel point de plus en plus d’écrivains tournent le dos à la fiction traditionnelle pour ancrer explicitement leurs romans dans une  réalité à peine transposée, voire dans l’actualité immédiate. Dans l’autre sens, une illustration de ce problème est par exemple fournie par les remarquables ouvrages du grand reporter Ryszard Kapuściński (1932-2007), devenu en quelques années, dans son pays et dans le monde, un des écrivains polonais contemporains les plus connus, à côté de Witold Gombrowicz et de Czeslaw Milosz.

Lorsqu’est parue, en polonais tout d’abord, puis dans diverses traductions, notamment en français, la biographie de Kapuściński par son ami Artur Domoslawski, les commentaires se sont concentrés sur deux aspects. Premièrement, les indications qu’elle contenait au sujet de la collaboration du journaliste avec les services de renseignement de son pays, collaboration qui a été en réalité assez limitée et n’avait rien d’étonnant s’agissant d’un journaliste travaillant pour un organisme gouvernemental dans un pays communiste (même dans l’Occident démocratique, a justement fait remarquer Pierre Assouline, bon nombre de correspondants de guerre ont souvent eu l’occasion de fournir des informations aux autorités de leur pays). Deuxièmement, la pleine mise en lumière, par Domoslawski, de ce qui était à vrai dire déjà un peu un secret de Polichinelle, à savoir que dans les récits de Kapuściński entre souvent une grande part d’invention et d’imagination.

On comprend que l’attention se soit fixée sur ces deux points. La première chose qu’il convient toutefois de dire au sujet du livre d’Artur Domoslawski (on a un peu négligé de le faire), est qu’il s’agit d’une excellente biographie. Celui qui entreprend de raconter la vie d’une personnalité encore vivante ou très récemment décédée, a fortiori lorsqu’il l’a connue personnellement, s’expose à un certain nombre de risques : il n’a pas nécessairement le recul et la distance nécessaires, ni la possibilité de s’exprimer en toute liberté. En contrepartie, il peut cependant s’appuyer sur les souvenirs encore vifs que lui livre sa mémoire, sur de multiples témoignages souvent éclairants, et d’abondantes traces écrites que le temps n’a pas encore dispersées ou fait disparaître. À l’instar de Christine Ockrent et Laure Adler dans leurs livres respectifs sur Françoise Giroud, Domoslawski a su exploiter ces atouts pour rédiger une biographie riche et nuancée. Soucieux de brosser de Ryszard Kapuściński un portrait qui soit « impartial, à la fois bienveillant et critique », il s’est appliqué avec succès à faire surgir, derrière le mythe, dans toute son épaisseur et ses ambiguïtés, un homme qui s’était opiniâtrement employé à construire sa légende.

Un personnage singulier

En quelque 500 pages, Domoslawski nous livre un récit remarquablement documenté et vivant de la trajectoire étonnante de Kapuściński : sa naissance en Polésie (région de Pologne orientale qui appartient aujourd’hui à la Biélorussie) ; l’expérience décisive qu’a été pour lui la Seconde Guerre mondiale, qu’il a vécue enfant ; sa jeunesse militante et ses premiers écrits transpirant la rhétorique communiste ; l’enchaînement de circonstances qui l’a conduit à devenir correspondant dans le Tiers monde de l’agence de presse polonaise (PAP) ; son engagement aux côtés de Lech Wałęsa et du mouvement Solidarność et ses efforts subséquents pour réformer le Parti communiste ; la consécration, à partir du début des années 1980, avec la renommée internationale que lui ont valu ses premiers ouvrages, Le Négus, Le Shah, La Guerre du foot, salués par John Updike, Salman Rushdie et une bonne partie de la presse et de l’intelligentsia anglo-saxonne ; la publication d’Ébène, condensé de ses expériences africaines, et d’Imperium, description saisissante de la fin de l’Empire soviétique, au moment où sa réputation atteignait des sommets ; ses dernières années, enfin, marquées par la  maladie et les remous causés par la révélation publique de ses liens avec les services secrets. 

Ce qui fait toutefois le plus grand mérite du livre Domoslawski est  la qualité du portrait qu’il propose de Kapuściński, dressé avec beaucoup de pénétration et de finesse. On découvre un homme compliqué et rempli de contradictions, moins cohérent qu’il pensait l’être et voulait donner l’impression qu’il était, plus fragile, aussi, et moins sûr de lui-même : plein de compassion authentique pour la détresse et luttant pour la défense des plus faibles, sans avoir jamais réellement pris ses distances par rapport à un certain dogmatisme communiste ; souvent courageux sur le terrain, mais parfois aussi peu téméraire que n’importe qui ; sous une apparence de modestie souriante, exceptionnellement conscient de sa valeur et non dépourvu de vanité (lorsque son nom commença à circuler pour le prix Nobel de littérature, l’idée de le décrocher devint pour lui une véritable obsession) ; très attaché à sa femme (qui ne le voyait guère, puisqu’il était fréquemment absent pour des périodes de plusieurs mois), mais aimant terriblement séduire et multipliant les aventures sentimentales ; remarquable observateur, très perceptif, et un homme à qui sa facilité de contact permettait d’être extraordinairement bien informé, tout en étant affligé d’une incoercible propension à embellir et enjoliver ses récits de détails d’une authenticité plus que douteuse.

Journalisme ou littérature ?

Tous ceux qui ont eu l’occasion de côtoyer Ryszard Kapuściński connaissaient en effet son irrésistible tendance à exagérer et à laisser son imagination s’enflammer. « Il était capable de grossir de petits événements dans des proportions inimaginables », affirme Domoslawski, et un des témoins qu’il a interrogés avouait « diviser au minimum par deux tout ce qu’il racontait ». Kapuściński se comportait de cette façon dans sa vie privée par tempérament, parce qu’il ne voulait rien dans son existence qui ne fût grandiose ou, banalement, pour séduire les femmes. Le problème est qu’il n’agissait pas très différemment dans la rédaction de ses reportages, dans lesquels tout était volontiers amplifié : « Des herbes qui ne mesurent pas plus d’un mètre, dans ses récits en mesurent deux » raconte un témoin qui a été pris avec lui dans une embuscade ; « Sous sa plume, une route large et lisse devient un dangereux sentier plein d’ornières. »

Dans le prolongement d’un compte rendu sévère d’Ébène publié par John Ryle dans le Times Literary Supplement, de nombreux commentateurs ont relevé dans les ouvrages de Ryszard Kapuściński une incroyable quantité d’approximations et d’erreurs factuelles, ainsi que de pures et simples contre-vérités. La liste en est connue, elle a souvent été énumérée : non, Hailé Sélassié n’était pas illettré et ne laissait pas son petit chien uriner sur les chaussures des dignitaires du régime ; Idi Amin Dada n’a pas nourri les perches du Nil et du Lac Victoria des cadavres de ses ennemis, etc. Souvent, Kapuściński, prétend avoir été témoin de faits auxquels il ne peut avoir assisté, parce qu’ils se déroulaient à des endroits où il n’était pas. « Les exécutions auxquelles Kapuściński a échappé », relève Domoslawski, font partie de sa légende. Et il ajoute : « C’est lui qui nous les apprend. » Et s’il n’a jamais explicitement déclaré avoir rencontré Patrice Lumumba, Che Guevara et Salvador Allende, comme le veut une rumeur tenace, Kapuściński n’a jamais rien fait non plus pour démentir de telles allégations, auxquelles Domoslawski n’exclut pas qu’il ait peut-être même fini par croire lui-même, par un mécanisme courant chez les personnes portées à l’affabulation.

Face au produit d’une telle capacité d’imagination, le monde se divise en deux camps. D’un côté, on trouve tous ceux qui défendent Kapuściński au nom d’une conception « différente » du journalisme, en invoquant les droits d’une « vérité supérieure » des événements, qui ne se réduirait pas à la simple exactitude et pourrait même faire fi de celle-ci. Par ses récits d’une grande puissance dramatique, font-ils remarquer, Kapuściński nous fait accéder au « sens profond » de ce qui se passait dans les parties du monde où il a séjourné. Cette vision des choses n’est pas dépourvue de fondement. L’image hallucinante de l’Afrique que nous offre Ébène, par exemple, déchirée par les guerres civiles et les affrontements ethniques, perpétuellement en proie à des coups d’État, un continent livré à toutes les convoitises et où tout peut arriver à chaque instant, parce que la vie humaine n’y a guère de prix, contient assurément une large part de vérité. C’est l’image que nous offrent aussi les livres de Tim Butcher, Blaine Harden, Jeffrey Tayler et Aidan Hartley, pour prendre quatre exemples d’ouvrages récents de grande qualité sur l’Afrique, et celle que proposent au spectateur, d’une façon assez crédible, des films comme Les Diamants de sang, La Constance du jardinier ou Le Dernier Roi d’Écosse.

Précisément du fait du caractère littéraire de l’approche adoptée, cette image est toutefois aussi l’expression d’une vision clairement fantasmagorique. Dans le sillage du Cœur des ténèbres de son célèbre compatriote Joseph Conrad, relève John Ryle, l’éloignement vis-à-vis des faits entraîne Kapuściński vers le royaume de la fantaisie et des symboles : « Pour lui, l’univers africain est le lieu des absolus et des extrêmes, extrêmes de la pauvreté, du climat, de la violence et des dangers. » Le résultat est une image baroque dans laquelle le tiers-mondisme de Kapuściński, dit-il en substance, se combine avec une sorte de romantisme néo-colonialiste. (L’historien Benedict Anderson fera des réflexions analogues au sujet de la « récupération », dans Imperium, d’un certain nombre de poncifs de l’image de la Russie éternelle telle qu’elle s’est fixée au XIXe siècle).

À l’opposé, avec Timothy Garton Ash dans les articles qu’il a consacrés à un homme qu’il admirait profondément comme écrivain, on peut soutenir qu’au bout du compte, les faits sont les faits, et qu’entre eux et la fiction il existe une barrière à ne pas franchir. Par devoir de loyauté envers le lecteur, souligne Domoslawski, par sens de ses responsabilités de témoin envers l’Histoire, ajoute Garton Ash. Les réflexions de ce dernier s’appuient sur les considérations qu’il a développées dans un très beau texte sur la « Littérature des faits » (l’histoire, la biographie, le reportage) repris dans son livre Facts are subversive. Se plaçant sous le patronage intellectuel de George Orwell, il y défend l’idée qu’il existe incontestablement des faits, et que s’il n’est pas toujours facile de les présenter de manière objective et impartiale (l’écriture est inséparable d’un travail de sélection et de stylisation, la mémoire de l’écrivain peut être infidèle et son information incomplète), c’est bien là l’idéal auquel il faut tendre.

Une certaine tradition littéraire et de grand reportage

Quelle était la position de  Kapuściński à cet égard, et comment considérait-il et qualifiait-il lui-même son travail et ses livres ? De manière générale (les opinions qu’il a exprimées sur le sujet n’ont pas été constantes), il tendait à défendre l’idée que la division traditionnelle entre journalisme et littérature avait perdu de sons sens, parce que le journalisme est appelé à puiser dans l’outillage des techniques et des procédés littéraires. À la fin de sa vie, il décrivait ses livres comme ne relevant pleinement ni du premier genre, ni du second, mais d’une catégorie sui generis, justifiant ainsi la plaisanterie de Domoslawski qui proposait d’ouvrir, dans les librairies, entre les rayons « littérature » et « journalisme » un troisième intitulé « Kapuściński».
En réalité, telle qu’il la résume en conclusion de sa biographie, l’opinion de  Domoslawski est que les livres de Kapuściński appartiennent avant tout à la littérature : « La littérature de fiction est “la vérité par le mensonge” selon la formule de Mario Vargas Llosa, mais je ne crois pas que le journalisme le soit. » Pour cette raison, à cause de la liberté qu’il prend par rapport aux faits au nom de la « vérité profonde », c’est de la littérature, selon Domoslawski, que relèvent les ouvrages de Ryszard Kapuściński. Un peu comme ceux de Bruce Chatwin, pourrait-on dire, écrivain-voyageur auquel on a adressé les mêmes reproches qu’à Kapuściński, ou que les reportages de V.S. Naipaul, un homme dont il était diamétralement opposé au plan idéologique, et à la personnalité très différente de la sienne, mais avec lequel il avait plusieurs caractéristiques en commun, comme le don d’empathie et d’écoute et la capacité de capter et de restituer les atmosphères.

On a par ailleurs souvent dit que Kapuściński était le représentant le plus accompli en Europe du « nouveau journalisme » tel qu’il s’est développé aux États-Unis. Il en est en réalité assez éloigné. Certes, Tom Wolfe, Hunter Thompson et Joan Didion (groupe auquel on ajoute souvent Norman Mailer et Truman Capote, qui étaient plutôt des précurseurs de la fiction basée sur les faits réels  – « non-fiction novels »), revendiquaient une approche résolument subjective et le droit de traiter littérairement leurs sujets. Mais par les thèmes qu’ils abordaient  comme les procédés qu’ils utilisaient, ces journalistes, ainsi d’ailleurs que Gay Talese, qu’on inclut parfois erronément dans cette école, se situent dans un univers très différent de celui de Kapuściński.

La tradition dans laquelle ce dernier peut être inscrit le plus facilement, dont il relève par le style linéaire classique de ses récits et avec les figures illustres de laquelle il partage plusieurs traits psychologiques comme l’habitude d’arranger les faits, une indéniable tendance à la hâblerie et la propension à œuvrer à l’édification de sa propre légende, c’est plutôt celle des grands reporters français baroudeurs de l’entre deux-guerres, comme Albert Londres et Joseph Kessel, ou postérieurs comme Lucien Bodard et Jean Larteguy, et, au-delà d’eux, des écrivains-aventuriers comme Alfred Koestler, André Malraux, Romain Gary et Blaise Cendrars. Et le problème de la distinction entre faits et fiction se pose dans son cas de la manière assez simple et traditionnelle dont il se posait chez de tels auteurs.

Ce n’est plus l’unique façon dont il se présente aujourd’hui. Aux formes familières d’œuvres de nature incertaine et de caractère hybride, comme le roman historique, l’autobiographie et la biographie romancées et le récit d’aventures plus ou moins imaginaires, sont venues s’ajouter de nouveaux cas de figure : le roman basé sur des faits réels (faits divers ou faits historiques), ou prenant librement pour personnages des individus ayant existé, parfois dans un passé très proche, les différentes variétés d’auto-fiction, au cinéma et à la télévision le faux  documentaire, le docu-fiction et les formes variées de téléréalité, etc. Entre la réalité et la fiction, les faits et les produits de l’invention et de l’imagination, la frontière semble devenue bien plus difficile encore à assigner qu’à l’époque où Graham Greene ironisait sur le rapprochement des genres, et la confusion ne fait qu’augmenter et s’épaissir. Lorsqu’un écrivain n’a pas estimé nécessaire d’indiquer de quel genre relevait le produit de son travail, ou refuse de faire référence à des distinctions qu’il récuse, il peut donc être utile d’essayer de le faire à sa place. Dans le cas des livres de Ryszard Kapuściński, c’est clairement à de la littérature qu’on a affaire, et c’est comme des œuvres littéraires de très grande qualité qu’il convient à l’évidence de les apprécier.

LE LIVRE
LE LIVRE

Kapuscinski, le vrai et le plus que vrai, Les Arènes

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire