Triste Arctique

Personne ne voudrait y vivre, mais presque tout le monde s’y intéresse. Longtemps, l’Arctique et l’Antarctique n’ont été perçus que comme des territoires lointains, magnifiques et désolés, offrant à une poignée d’explorateurs intrépides et un peu fous des occasions uniques d’exploits gratuits et héroïques dans des conditions extrêmes. Aujourd’hui, en raison des menaces que le changement climatique fait peser sur eux, et de l’impact sur le globe entier que devrait avoir leur réchauffement, le pôle Nord et le pôle Sud, à l’instar des forêts tropicales et sans doute davantage qu’elles, sont devenus le symbole de la fragilité et la vulnérabilité de l’environnement terrestre. Les perspectives d’exploitation économique et industrielle à grande échelle que pourrait ouvrir la disparition complète des glaces de l’Arctique (un scénario plausible à plus ou moins long terme) renforcent l’attention à l’égard de cette région, qui fait simultanément l’objet de fortes convoitises et de préoccupations inquiètes : quand certains y voient un futur eldorado, la « nouvelle frontière » énergétique et minière de l’humanité, d’autres voudraient le transformer en un sanctuaire préservé de toute atteinte, sur le modèle de l’Antarctique.

L’Arctique est ainsi nommé d’après le mot signifiant « ours » en grec ancien, en référence à la constellation de la Grande Ourse qui domine le ciel nocturne nordique ; l’Antarctique est symétriquement baptisé comme son opposé. Sous une apparence superficiellement identique, les deux régions sont cependant profondément différentes. Sara Wheeler, auteur de The Magnetic North, un des plus remarquables livres sur l’Arctique parus au cours des dernières années, résume ce qui les distingue à l’aide de l’élégante formule suivante : « L’Antarctique est un continent entouré par les océans, l’Arctique un océan entouré par des continents. » Un continent presque intégralement couvert de glaces, toutefois, et un océan gelé sur une profondeur de plusieurs mètres (la banquise), pour partie en permanence, pour partie durant les mois d’hiver seulement.

Cette différence fondamentale a de nombreuses conséquences. Éloigné de toute autre terre, l’Antarctique a une faune qui se réduit aux mammifères marins et aux oiseaux palmipèdes, par exemple les fameux manchots empereurs. Dans l’Arctique, à côté de représentants de ces deux catégories, on trouve notamment des rennes et des ours polaires, des loups, des renards et des lynx. La seule présence humaine en Antarctique est celle des occupants de la trentaine de bases scientifiques qui y sont installées. Diverses populations vivent par contre en Arctique depuis des millénaires, principalement les Inuits (Esquimaux) et les Samis (Lapons), mais aussi une trentaine de petites peuplades en Sibérie : au total, quelque quatre millions d’habitants aujourd’hui. Alors que l’Antarctique est protégé par un traité international qui gèle les revendications territoriales à son sujet en garantissant son utilisation pacifique, et qu’un protocole interdit l’exploitation de ses ressources minières, l’Arctique, bien que théoriquement zone internationale, fait l’objet d’une série de revendications territoriales des pays riverains ardemment désireux d’exploiter le sous-sol marin du plateau continental sur lequel il se trouve, ainsi que les y autorise la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

Plus intéressée par les gens que par les paysages

Toutes ces différences se reflètent dans les livres consacrés aux deux régions. Les livres sur l’Antarctique, dont une rafale vient de s’abattre dans les librairies à l’occasion du 100e anniversaire de la conquête du pôle Sud par le norvégien Roald Amundsen, racontent l’histoire de son exploration, certains dans le registre épique longtemps de mise en la matière, d’autres dans une perspective nouvelle plus critique, comme 1912: The Year the World Discovered Antarctica de Chris Turney. Ils peuvent aussi présenter en détail les réalités physiques et géographiques et la faune de la région, ainsi que le font, parmi les ouvrages récents, ceux de James McClintock, Gabrielle Walker et Gavin Francis. Ce dernier est écrit dans un style lyrique et élégiaque et une langue d’une grande qualité littéraire qu’on a justement comparée à celle de Robert Macfarlane. C’est assez souvent le cas des livres consacrés à la nature polaire, les plus beaux de ce point de vue étant, pour l’Antarctique End of the Earth de Peter Matthiessen et, pour l’Arctique, le classique Rêves arctiques de Barry Lopez, considéré à juste titre par Sara Wheeler comme le meilleur livre contemporain sur les régions polaires.

En plus des sujets abordés dans ceux qui portent sur l’Antarctique, les livres à propos de l’Arctique font largement place à d’autres aspects : l’image de la région dans l’imagination et la littérature occidentale, la vie des populations autochtones, dans le sillage des ouvrages pionniers de Paul-Émile Victor et Jean Malaurie, les promesses, risques et périls de l’exploitation économique de l’Arctique, évoqués notamment par Charles Emmerson dans The Future History of The Arctic, qui présente le panorama le plus complet et détaillé de la question. Les livres sur l’Arctique prennent aussi souvent la forme de récits de voyages, comme ceux de l’écrivain espagnol Javier Reverte, qui a parcouru l’Alaska et le Yukon sur les traces de Malcom Lowry et de Jack London, puis traversé l’Arctique en empruntant, à bord d’un navire océanographique russe, le fameux « passage du Nord-Ouest » entre les océans Atlantique et Pacifique, que les navigateurs anglais ont cherché durant cinq siècles.

The Magnetic North est essentiellement un livre sur les hommes et les femmes de l’Arctique et l’histoire d’un périple. Capable d’expliquer avec précision la différence entre le pôle Nord géographique, le pôle Nord magnétique, le pôle Nord géomagnétique et le pôle Nord d’inaccessibilité (qui ne coïncident pas), et de décrire en termes évocateurs et poétiques le féérique phénomène des aurores boréales, Sara Wheeler, de son propre aveu, est en effet au bout du compte davantage attirée par les hommes que par la nature, plus intéressée par les gens que par les paysages.

Nansen, Scott et Shackleton

Britannique, née à Bristol en 1961, de formation universitaire littéraire, résolue depuis toujours à être écrivain, Sara Wheeler, après deux livres de voyage sur l’île grecque d’Eubée et sur le Chili, s’est véritablement fait connaître en 1997 avec Terra Incognita, le récit d’un séjour de sept mois en Antarctique aux côtés des scientifiques qui étudient le continent. Suivirent deux biographies : la première d’Apsley Cherry-Garrad, l’un des membres de l’expédition du Capitaine Robert Falcon Scott en Antarctique, dont il a donné une relation devenue classique ; la seconde de Denys Finch Hatton, l’aristocrate anglais, aviateur et chasseur, connu pour sa liaison avec l’aviatrice Beryl Markham et, surtout, son aventure sentimentale avec Karen Blixen, évoquée par celle-ci dans son roman autobiographique La ferme africaine. L’an dernier, à l’occasion de son 50e anniversaire, Sara Wheeler a publié sous le titre Access All Areas une sélection de textes écrits entre 1990 et 2010, souvent des critiques de livre. Beaucoup sont des portraits incisifs, admiratifs ou sévères, d’autres écrivains voyageurs comme Bruce Chatwin, Jan Morris ou Norman Lewis, son modèle avec Paul Theroux, ainsi que d’aventuriers et d’explorateurs : Stanley et Wilfred Thesiger, Nansen, Scott et Shackleton pour l’histoire polaire.

Il y a vingt ans, Sara Wheeler n’éprouvait aucun attrait pour l’Arctique, trop proche, trop peuplé et trop pollué pour répondre à ses rêves idéalistes de jeunesse. Ceux-ci l’attiraient au contraire vers l’Antarctique, un lieu plus romanesque à ses yeux parce que vierge, sauvage et splendidement isolé à l’extrémité du monde. Avec le temps et la venue de l’âge mûr, elle a surmonté ses préventions initiales au point de se lancer, parfois accompagnée par les deux enfants qu’elle a eus entre-temps, dans un vaste tour de la région. Il s’agissait d’un tour au sens littéral du mot, un voyage circulaire dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, des hautes latitudes de la Sibérie à celles de la Russie européenne en passant par l’Alaska, le Grand Nord canadien, le Groenland et la Scandinavie septentrionale.

La première catégorie de gens à laquelle s’intéresse Sara Wheeler, ce sont les populations autochtones de l’Arctique, qu’elle considère avec beaucoup de sympathie et de compassion. En quelques dizaines d’années, le mode de vie séculaire qui était le leur, primitif et dur mais dans lequel elles trouvaient un certain équilibre, a été brutalement perturbé : « Toutes les nations [développées] ont dévasté les cultures indigènes [...]. Les Russes avec la bureaucratie, les Américains avec l’argent, les Canadiens (au bout du compte) avec leur gentillesse. Les Suédois et les Finlandais avec les tronçonneuses qui abattaient les forêts. Et tout le monde avec l’alcool et la syphilis. »

« Barbes glacées »

Des scientifiques et des chercheurs de toutes disciplines (géologues, glaciologues, climatologues, anthropologues) peuplent ou traversent les pages de The Magnetic North, mais davantage comme des silhouettes quasiment anonymes que des individus bien identifiés aux traits nettement discernables, comme l’étaient leurs collègues dans Terra Incognita. On n’en dira pas autant des figures célèbres de l’histoire de l’Arctique, dont Sara Wheeler s’applique à dresser des portraits, dans certains cas détaillés, parfois seulement esquissés en quelques adjectifs, quelquefois drôles, souvent cruels et toujours mémorables. The Magnetic North apporte à cet égard une contribution substantielle à l’entreprise de démystification de l’histoire de l’Arctique qui a succédé depuis quelques années aux efforts de plusieurs décennies pour en bâtir la légende. « L’expression « explorateur arctique » » relève malicieusement Robert McGhee dans The Last Imaginary Place, « fait surgir à l’esprit l’image frappante du visage fortement barbu et couvert de glace d’un homme qui marche dans un blizzard sans fin, survivant à l’aide de viande séchée, soutenu par sa volonté et la force de sa quête de savoir ou de gloire ».

Sara Wheeler prend résolument ses distances vis-vis de cette figure populaire caricaturale de l’aventurier du froid réduit à manger le cuir de ses chaussures, produit et instrument de la légende, et expression d’une vision superlativement masculine de l’aventure. Et elle ironise volontiers au sujet de ceux qu’elle appelle rituellement les « barbes gelées ». Admirant certains explorateurs polaires, par exemple Cherry-Garrad et Shackleton, elle tend dans l’ensemble à relativiser les qualités humaines exceptionnelles qu’on prête facilement aux représentants de cette catégorie très glorifiée. L’exploration arctique et plus généralement polaire, dit-elle en substance, comporte en vérité très peu de véritables surhommes. Certains de ceux qui sont mentionnés à ce titre étaient des individus peu sympathiques sans grande élévation morale, et la plupart d’entre eux n’étaient ni des héros, ni des vilains. Très souvent, des épisodes présentés comme des exploits s’avèrent n’avoir été que la conséquence de l’irréflexion et du manque de prévoyance. « L’exploration polaire tend à attirer davantage de testostérone que de talent » résume Sara Wheeler dans Access All Areas, « et dans le département arctique, les expéditions se sont trop souvent conclues par la perte de doigts gelés en conséquence de l’inadvertance, en attendant l’équipe de secours ».

Petitesses des grands hommes

L’histoire arctique est de surcroît entachée de flagrantes exagérations et d’authentiques mensonges. Tout indique par exemple que l’Anglais Frederick Cook n’a jamais atteint le pôle Nord, comme il affirme l’avoir fait en avril 1908. Pas davantage, un an plus tard, son compatriote Robert Peary, individu « névrosé et mégalomane » avide de gloire, qu’un historien a caractérisé comme « l’homme le plus déplaisant des annales de l’histoire polaire », « un titre pour lequel les candidats ne manquent pas » ajoute perfidement Sara Wheeler. Les premiers à avoir atteint le pôle Nord ont en réalité été Roald Amundsen et l’italien Umberto Nobile, à bord du dirigeable Norge de ce dernier, en 1926. D’un caractère peu commode l’un comme l’autre, les deux hommes se disputèrent violemment peu après, et dans son autobiographie « indigne », accuse Sara Wheeler, livre rempli d’amertume écrit par un homme qui s’estimait injustement oublié, Amundsen déprécia autant qu’il le pouvait son ancien compagnon d’aventure. Ses sentiments négatifs à son égard ne l’empêchèrent cependant pas de participer aux opérations de secours lancées, deux ans plus tard, après qu’un second dirigeable piloté par l’Italien se soit écrasé sur la banquise. Amundsen y laissa la vie, mais Nobile fut sauvé par une autre équipe.

Sara Wheeler dresse un portrait à peine plus avenant de l’anglais John Franklin, disparu en 1845 dans une expédition catastrophique à la recherche du passage du Nord-Ouest, qu’elle présente comme un lourdaud manipulé par une épouse ambitieuse. Ses compatriotes Martin Frobisher, William Parry et James Clark Ross s’étaient lancés avant lui dans la même aventure, qu’entreprendra après lui Robert McClure, sans davantage de succès. Le premier à franchir le passage du Nord-Ouest fut, ici aussi, Roald Amundsen, en 1906. Depuis quelques années, en raison du réchauffement du climat arctique, le passage du Nord-Ouest, qui fait à présent l’objet de revendications territoriales du Canada, est devenu aisément navigable. D’ici à ce que l’océan arctique soit complètement libre de glaces (s’il le devient, comme on le pense que ce sera le cas), les compagnies maritimes devraient toutefois lui préférer la « route maritime du Nord » (autrefois appelée « passage du Nord-Est »), qui longe la côte nord de la Sibérie et constitue actuellement le plus court chemin entre l’Europe et l’Asie.

Au titre des notoires petitesses des grands hommes, on apprend également avec tristesse que plus d’un des héros de l’histoire arctique ont abandonné, en quittant le grand Nord, les enfants qu’ils avaient eus de liaisons avec des femmes Inuit. C’est notamment le cas de Robert Peary et du cinéaste Robert Flaherty, dont le film Nanook l’Esquimau, au début des années 1920, a captivé l’imagination du public, ouvert les esprits aux beautés de l’Arctique, fait découvrir au monde la rude vie de ses habitants et rapporté à son producteur énormément d’argent. Durant le tournage, Flaherty avait eu une aventure avec la jeune femme interprétant le rôle d’une des épouses de Nanook. Lorsqu’il partit de l’Arctique, elle était enceinte d’un garçon qui mourut jeune sans avoir jamais rencontré son père.

De la galerie des grands explorateurs polaires, une personnalité émerge aux yeux de Sara Wheeler, comme d’ailleurs de beaucoup d’observateurs et d’historiens, avec la stature d’un géant : Fridtjof Nansen. Scientifique (il est considéré comme un des fondateurs de la neurologie), diplomate, pionnier des actions humanitaires honoré par le Prix Nobel de la Paix, homme politique, Nansen était capable de réaliser bien d’autres choses que de traverser la banquise enneigée. Raison pour laquelle, peut-être, avance Sara Wheeler, il fut un plus grand explorateur et un meilleur écrivain que les autres. Une figure d’un format comparable est celle du grand naturaliste américain John Muir, défenseur de la Sierra Nevada et de la vallée de Yosemite et fondateur des parcs naturels des États-Unis. Sara Wheeler compare sa « touche poétique » à celle de Nansen et cite un long extrait de son beau Voyage en Alaska. De manière générale, The Magnetic North bénéficie de la formation littéraire de son auteur. Sara Wheeler fait référence au voyage de Tchekhov en Sibérie, évoque Tolstoï, Dostoïevski et Jack London, et même Dickens, dont elle rappelle qu’il a rencontré celle qui allait être sa maîtresse invisible durant les treize dernières années de sa vie, l’actrice Nelly Ternan, lors d’une répétition d’une pièce inspirée de l’histoire de la désastreuse expédition de John Franklin.

L’enfer glacé du Goulag

Il est difficile de parler du grand Nord sibérien sans mentionner l’enfer glacé du Goulag. S’appuyant notamment sur les travaux d’Anne Applebaum sur le sujet, Sarah Wheeler en traite à deux reprises, au début et à la fin de son livre, qui coïncident avec les parties de son voyage effectuées en Russie orientale et en Russie occidentale. Le nombre exact de victimes du Goulag est loin d’être établi avec certitude. On estime aujourd’hui que 15 à 18 millions de prisonniers politiques et de droit commun sont passés par les camps de travail soviétiques, et que 2 millions d’entre eux y sont morts. « On hésite à nommer le “pire” établissement du Goulag », écrit Sara Wheeler. « Le pire était celui où vous étiez. Mais trois des plus terribles étaient Vorkouta à l’Ouest, Norilsk au centre et Kolyma à l’Est. » L’exploitation des mines situées à ces trois endroits a été l’un des grands projets de l’Union soviétique stalinienne, à côté du creusement du canal de la Mer Blanche, entreprise pharaonique et inutile qui a coûté la vie à 25 000 ouvriers. Les mines de la Kolyma étaient des mines d’or. D’après Charles Emmerson, au milieu des années trente on en extrayait 20 tonnes de ce métal par an. Durant la période correspondant à ce que les historiens soviétiques ont appelé «l’ouverture de l’Extrême-Nord », indique Sara Wheeler, le complexe de la Kolyma couvrait une surface représentant trois fois celle du Texas. Les conditions effroyables de vie et de travail à la Kolyma par des températures pouvant aller jusqu’à -40°C l’hiver et au milieu des assauts impitoyables des moustiques l’été, quasiment sans nourriture et dans un environnement d’une violence et d’une cruauté extrêmes, ont été dépeintes à de nombreuses reprises, notamment par l’écrivain Varlam Chalamov.

Les mines de Vorkouta étaient des mines de charbon et celles de Norilsk des mines de nickel. Les premières ont aujourd’hui cessé d’être exploitées mais les secondes le sont toujours, avec pour conséquence de faire de Norilsk la plus puissante source de pollution de la région arctique, l’une des villes les plus polluées de la planète et celle où le taux de cancer du poumons est le plus élevé au monde : « Le montant total de dioxyde de souffre produit par les trois installations de Norilsk est de 2 millions de tonnes par an – un chiffre qui n’a baissé que de 16 % depuis les dernières années de l’Union soviétique ».

L’Arctique est également notoirement le plus important foyer de pollution radioactive de la planète. De 1955 à 1990, l’armée soviétique a procédé à 132 essais d’armes nucléaires dans l’archipel de Novaya Zemlya situé entre les mers de Barents et de Kara. Leurs retombées sur la côte sibérienne, vers laquelle les vents les poussaient par moment, ont fait passer des isotopes radioactifs dans la chaîne alimentaire par l’intermédiaire de leur absorption par les lichens. Sans qu’aucun accident majeur n’ait heureusement été à déplorer jusqu’ici, on sait par ailleurs que les deux mers en question ont longtemps servi de poubelle nucléaire, que des réacteurs de sous-marins atomiques mis hors service y ont été coulés, et qu’un grand nombre de sous-marins nucléaires de la flotte du Nord qui n’ont jamais été démantelés rouillent et pourrissent aujourd’hui dans des cimetières navals de la péninsule de Kola.

Un quart des réserves mondiales d’hydrocarbures ?

Si elle est particulièrement prononcée dans cette zone, la dégradation de l’environnement arctique ne se limite pas à la côte sibérienne, et ni le régime soviétique, ni les militaires n’en portent la responsabilité exclusive. En Alaska, la ruée vers l’or noir lancée dans les années 1970, emmenée par les sociétés British Petroleum (aujourd’hui BP) et Standard Oil (aujourd’hui ExxonMobil), qui a succédé à celle vers l’or tout court trois quarts de siècle auparavant, s’est longtemps déroulée dans des conditions de grande sauvagerie : « Corruption, fraude, racket […], crime organisé […], financement de campagnes politiques par les compagnies pétrolières, [...] le pipeline [de l’Alaska] a été le paradigme de l’avidité des années 1980, exactement comme le pétrole russe est devenu une décennie plus tard celui de l’enrichissement des oligarques. » Le respect de l’environnement n’occupait pas une place prioritaire dans cette entreprise, qui s’est soldée par de nombreuses atteintes à l’intégrité du milieu naturel, dont le naufrage du pétrolier géant Exxon Valdez sur les côtes de l’Alaska, en 1989, ne constitue que la plus spectaculaire.

Qu’en est-il de l’avenir ? Le sous-sol de l’Arctique produit aujourd’hui un dixième du pétrole mondial et un quart du gaz de la planète. Recèle-t-il vraiment, conformément à une affirmation souvent citée, un quart des réserves mondiales d’hydrocarbures ? On est loin d’en être sûr, met en garde Charles Emmerson : « Si les chiffres mis en avant sont étonnants, le niveau d’incertitude qui les affecte l’est tout autant. » Selon certaines estimations, les réserves pourraient être plusieurs fois inférieures, selon d’autres, plus particulièrement russes, il n’est pas exclu qu’elles soient plus élevées. De manière générale, tout le monde paraît s’accorder à dire que les ressources qui n’ont pas encore été identifiées sont moins des gisements de pétrole que de gaz. Il semblerait aussi que la plus forte concentration de ces derniers se situe dans une zone allant de l’Arctique russe au large de la Norvège. Les réserves d’hydrocarbures de l’Arctique seront-elles exploitées dans des conditions acceptables ? Charles Emmerson l’estime apparemment possible. Plus prudente et, dans l’ensemble, plus fataliste, Sara Wheeler ne se prononce pas sur la question.

À ceux qui chercheraient des certitudes ou voudraient être rassurés au sujet de l’impact local du réchauffement climatique en Arctique et ses conséquences globales, The Magnetic North ne sera pas non plus d’un grand secours. S’il est indéniable que la région se réchauffe plus vite que d’autres parties de la terre, « beaucoup d’éléments demeurent incompris, surtout les implications des interactions des multiples variables » souligne Sara Wheeler dans sa recension positive et élogieuse du livre d’Emmerson. C’est donc sans proposer de scénarios élaborés auxquels seraient attachés des probabilités de réalisation que The Magnetic North passe en revue les phénomènes en cours et les évolutions possibles ou prévisibles : la fonte des glaces d’eau douce qui recouvrent le Groenland et son impact sur le niveau des mers (nullement affecté, par contre, comme on sait, par celle de la banquise qui flotte sur l’océan, en vertu du principe d’Archimède) ; la disparition totale de cette banquise dans un laps de temps difficile à déterminer mais qui pourrait être court ; l’effet de rétroaction positive, donc d’accélération du réchauffement, qu’aurait cette disparition, en réduisant l’albédo de l’Arctique, c’est-à-dire sa capacité à réfléchir l’énergie solaire ; les conséquences considérables qu’aurait la fonte du permafrost, le sol gelé en permanence des régions arctiques, parce qu’elle se traduirait par un très important dégagement de méthane, un gaz à effet de serre plus puissant encore que le CO2, dans l’atmosphère.

Dans l’ensemble, considérant « la propension humaine à sacrifier les intérêts à long terme de l’espèce aux gains à court terme des individus », Sara Wheeler n’est pas très optimiste : « L’Arctique met en lumière ce à quoi nous sommes bons – l’endurance individuelle, l’initiative et la recherche obstinée ; il révèle aussi ce à quoi nous sommes mauvais, qui est l’action collective et préventive. Je ne pense pas qu’il soit possible de passer un peu de temps dans l’Arctique sans conclure que la manière dont va le monde aujourd’hui n’est pas tenable à long terme. »

Une image désenchantée de l’Arctique

The Magnetic North s’achève dans une atmosphère sereine au monastère médiéval de Solovki, établi sur une des îles de l’archipel du même nom en Mer Blanche, dernière étape du voyage avec laquelle, selon l’expression consacrée, « la boucle est bouclée » (lire « Le dernier archipel du goulag »Books, n° 33). En 1923, il a été transformé par les autorités soviétiques en une prison qui servit de modèle aux établissements de travail forcé du Goulag, les pratiques pénitentiaires qui y ont été développées essaimant dans toute l’Union soviétique « comme des cellules cancéreuses », pour employer l’image utilisée par Alexandre Soljenitsyne. Le monastère a retrouvé aujourd’hui sa fonction première, d’une façon qui en fait aux yeux de Sara Wheeler un symbole de « l’endurance de l’espoir et de la foi et de la survie de l’esprit humain ». Dans l’ensemble, c’est toutefois une image assez désenchantée qu’elle nous offre de l’Arctique. Désenchantée parce que marquée par le souvenir des malheurs passés, le spectacle de la misère présente et des perspectives d’avenir incertaines et peu engageantes ; mais aussi parce que libérée des enchantements de la légende et du mythe, et le produit de la vision du monde moins naïve et plus avertie d’une femme arrivée au milieu de sa vie. Terra Incognita vibrait d’enthousiasme pour un continent, l’Antarctique, perçu comme paré de l’innocence de la jeunesse par Sara Wheeler alors elle-même une personne jeune. Ouvrage de maturité, The Magnetic North présente l’Arctique de manière réaliste comme « une image du monde réel dans sa dégradation et sa beauté [une région] intimement connectée […] à notre avenir, nos crises et nos rêves ».

Il y a quelques années, Paul Theroux s’est lancé sur ses propres traces en entreprenant à nouveau le voyage de Grande-Bretagne à l’Extrême-Orient dont le récit l’avait rendu célèbre un quart de siècle plus tôt. Sara Wheeler a publié un beau compte rendu du livre décrivant ce second voyage, d’un ton très différent de celui qui relate le premier. On y perçoit l’écho de sa propre expérience. Il est commun d’affirmer que les grands livres de voyage naissent de la rencontre d’un lieu et d’une personnalité. Pour être tout à fait précis, il faudrait dire : de la rencontre d’un lieu et d’une personne à un moment particulier de sa de sa vie. Riche d’informations en tous genres sur l’Arctique et d’anecdotes édifiantes, drôles ou tragiques à son propos, mais aussi un livre plus profond, sombre, personnel et mélancolique que celui sur l’Antarctique, The Magnetic North illustre à merveille cette vérité. Un peu comme Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, c’est l’épitaphe inquiète et nostalgique d’un monde en train de disparaître par quelqu’un qui a atteint la cinquantaine et voit sa jeunesse s’éloigner.

Michel André

LE LIVRE
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The Magnetic North de Sara Wheeler, Vintage, 2010

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