Vargas Llosa et l’avenir de la culture

Dans « La civilisation du spectacle », qu'a lu pour nous le philosophe Michel André, l'écrivain péruvien porte sur la culture contemporaine un jugement sévère, mais qui tombe souvent juste.

Dans son ouvrage La civilización del espectáculo, qui rassemble des écrits de circonstance rédigés au cours des quinze dernières années, Mario Vargas Llosa soutient que la culture « au sens traditionnel de ce mot » est sur le point de disparaître et que le monde est engagé dans un irréversible processus de décadence intellectuelle et spirituelle. Présenté par son auteur comme un essai en bonne et due forme, le livre manque de l’unité et de la cohérence qui en feraient davantage qu’une collection de textes. Du fait de son principe de construction, il est entaché de fréquentes répétitions. Les idées exprimées dans ses pages, d’une teneur souvent critique et polémique, parfois nostalgique et mélancolique, sont rarement neuves ou originales. Beaucoup les trouveront de surcroît trop pessimistes, plutôt conservatrices et assez élitistes. 

D’un autre côté, il faut reconnaître que les critiques formulées par Vargas Llosa à l’endroit de la société contemporaine sont en grande partie fondées. Derrière les condamnations sévères qu’il prononce se lisent la force de sa passion pour les idéaux les plus nobles et son aversion pour la médiocrité, le mensonge et l’imposture. L’écrivain péruvien argumente avec intelligence, rigueur et brio, dans cette langue claire, carrée, robuste, riche et précise, moins poétique et mélodieuse que celle de Gabriel Garcia Marquez, mais d’une grande efficacité et d’une indéniable beauté classique avec laquelle nous ont familiarisés ses précédents ouvrages (un des plus fins stylistes vivants de la langue espagnole, Vargas Llosa use volontiers de phrases très longues, mais si bien construites et astucieusement charpentées qu’elles ne s’effondrent jamais en leur milieu). À plusieurs endroits, enfin, le livre résonne d’un accent personnel émouvant et touchant. Pour toutes ces raisons, et parce qu’il soulève des questions importantes, en dépit de ses faiblesses, La civilización del espectáculo mérite de retenir l’attention.  

Dans la plupart des pays du monde, Mario Vargas Llosa est avant tout connu pour ses romans : une quinzaine de titres, publiés tout au long d’une carrière de plus de cinquante ans, dont se détachent quelques ouvrages de jeunesse et de maturité particulièrement puissants : Conversation à la cathédrale, dont l’histoire se déroule au Pérou à l’époque de la dictature du général Manuel Odría (le roman que Vargas Llosa « arracherait aux flammes », s’il ne pouvait sauver qu’un de ceux qu’il a écrits), La Fête au bouc, qui décrit de l’intérieur la tyrannie de Rafael Trujillo en république dominicaine, et La Guerre de la fin du monde, nouvelle version de l’histoire d’une révolte paysanne au Brésil racontée une première fois cinquante ans plus tôt par Euclides da Cunha dans Os Sertões. C’est notamment à ces livres que songeaient les jurés du Prix Nobel de Littérature lorsqu’ils décidèrent, en 2010, de décerner à l’écrivain cette distinction « pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu ». À côté de ces récits à forte charge politique, Vargas Llosa a écrit des romans plus légers comme la fantaisie sentimentale autobiographique La Tante Julia et le scribouillard, inspirée par son premier mariage avec sa tante (après avoir divorcé de celle-ci, il épousera sa cousine). Depuis quelques années, conformément à un usage qui tend à se répandre, il compose des romans basés sur la vie de personnages ayant réellement existé : Paul Gauguin et la femme de lettres socialiste et féministe Flora Tristan dans Le Paradis : Un peu plus loin, Roger Casement, patriote irlandais qui prit la défense des indiens d’Amazonie et dénonça les atrocités de la colonisation belge au Congo à l’époque du roi Léopold II dans Le Songe du Celte.     

Un intellectuel et un penseur

Dans le monde hispanophone, autant que comme un auteur de fiction Mario Vargas Llosa est considéré comme un intellectuel et un penseur. Parallèlement à ses romans, il a de fait publié au cours des trente dernières années une énorme quantité d’essais, d’articles et de textes de conférences sur la littérature, les arts et la culture, la politique, l’économie et les questions de société. Reprises par un grand nombre de journaux, magazines et sites internet espagnols et latino-américains, ses contributions bimensuelles au quotidien espagnol El País font de lui le commentateur le plus lu (et attaqué) de l’univers hispanique. Une grande partie de ses articles anciens ont été réunis dans une série de recueils, qui ont d’ailleurs été traduits en français (De sabres et d’utopies, La Vérité par le mensonge, Le Langage de la passion), comme l’ont été ses belles monographies sur trois auteurs qu’il admire, Gustave Flaubert (L’Orgie perpétuelle), Victor Hugo (La Tentation de l’impossible) et l’écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti (Voyage vers la fiction). 

La civilización del espectáculo est bâti autour de quelques textes récents parus dans la revue Letras Libres que dirige l’historien mexicain Enrique Krauze. L’un d’entre eux porte le même titre que l’ouvrage, qui s’est visiblement développé à partir de lui. Ils sont complétés par une série d’articles courts tirés de la chronique de Vargas Llosa dans El País. L’ouvrage s’ouvre sur la description de l’évolution de l’idée de culture au cours du dernier demi-siècle, de la conception aristocratique du poète T.S. Eliot au concept de la « culture mainstream » étudiée par Frédéric Martel  (la culture grand public des « industries créatives » à l’échelle mondiale - cinéma, médias, séries télévisées, musique populaire et jeux vidéo), en passant par les analyses de la culture « postmoderne » qu’ont proposées George Steiner et Gilles Lipovetsky. L’idée de la « civilisation du spectacle » qui sert de fil conducteur au livre fait écho aux thèses sur la « société du spectacle » énoncées à la fin des années 1960 par le penseur situationniste français Guy Debord, dont Vargas Llosa reconnaît qu’il partage l’intuition fondamentale que, dans la société d’aujourd’hui, la représentation de la vie s’est substituée à la vie elle-même, tout en n’en tirant pas les mêmes conclusions révolutionnaires au plan politique.

La civilisation du spectacle

La civilisation du spectacle est ce monde, précise Vargas Llosa, dans lequel « au sommet de la table des valeurs apparaît le divertissement, et où se distraire et échapper à l’ennui est la passion universelle ». La civilisation du spectacle donne naissance à une société où « les goûts, la sensibilité, l’imagination et les comportements » sont largement façonnés par la publicité. Une société de la confusion des genres et des valeurs dans laquelle la littérature la plus prisée est la littérature légère et facile, les créateurs de mode et les cuisiniers célèbres sont admirés au même titre que les écrivains et les philosophes, la valeur d’une œuvre d’art se mesure à son prix, des acteurs de cinéma peuvent devenir gouverneur de Californie ou président des États-Unis, des rencontres sportives et des concerts de musique rock prennent la dimension d’événements de portée mondiale et sont investis d’une signification transcendante. Mario Vargas Llosa regrette l’absence, dans le débat public contemporain, de figures d’un format comparable à celui des intellectuels qui ont servi de maîtres à penser aux générations précédentes (Bertrand Russel, Sartre et Camus, Moravia et Vittorini, José Ortega y Gasset et Miguel de Unanumo). Il  déplore l’ascendant pris par la définition sociologique de la culture qui fait parler de « culture de la pédophilie » ou de « culture de la marijuana »,  se plaint de la manière dont les événements de mai 68 en France, « carnaval divertissant » et « révolution des enfants chics […] la  fleur et la crème des classes bourgeoises et privilégiées », ont jeté le discrédit sur la notion d’autorité au meilleur sens du mot (« prestige et crédit reconnus à une personne ou une institution pour sa légitimité ou la qualité et sa compétence en quelque matière »). S’appuyant sur les analyses de Gertrude Himmelfarb, il raille le terrorisme intellectuel, le langage opaque, verbeux et prétentieux et les conceptions relativistes des philosophes et critiques littéraires « déconstructivistes », auxquels il oppose le style simple et accessible et la vision juste, riche, réaliste et généreuse de la littérature des grands critiques du passé comme Lionel Trilling ou Edmund Wilson.

La civilización del espectáculo contient aussi une série de réflexions sur l’érotisme, dont Vargas Llosa regrette la disparition progressive au profit de la pornographie, qui dépouille le sexe de ses rituels et de son mystère et le réduit à la réalité physiologique et la banalité fonctionnelle d’un accouplement. Il dissèque avec ironie et finesse les confessions de Catherine Millet dans son fameux ouvrage La Vie sexuelle de Catherine M. et commente en termes intelligents et sensibles une exposition des œuvres érotiques de Picasso, notamment celles, très nombreuses, de la fin de sa vie, dans lesquelles s’exprime, dit-il, « l’inconsolable nostalgie de la virilité perdue, l’amertume de se voir arraché par la fatidique roue du temps à l’immersion vertigineuse dans la source de la vie grâce à cette explosion de pur plaisir dans lequel l’être humain peut appréhender sa mortalité, que les Français, ironiquement, appellent “la petite mort” ». Sur le thème « Culture, politique et pouvoir », Vargas Llosa  stigmatise la presse à sensation « enfant pervers de la culture de la liberté », dénonce les ravages de la piraterie des œuvres artistiques, dont le développement reflète, affirme-t-il, le mépris général dont la loi fait aujourd’hui l’objet et, à propos de l’affaire WikiLeaks et de Julien Assange, approuve avec force la condamnation, par le philosophe Fernando Savater, de la divulgation d’informations que les États et les diplomaties doivent impérativement conserver secrètes pour pouvoir fonctionner, au nom d’un prétendu « droit de tous à tout savoir ».

Dans un chapitre à peine ironiquement intitulé « L’opium du peuple », Vargas Llosa, athée déclaré, défend avec vigueur le principe de la laïcité de l’État et exprime son soutien à la législation française interdisant le port public du voile islamique. Mais il plaide aussi, au nom de la liberté de croyance, en faveur du droit des sectes à l’existence, et, de manière générale, tend à souligner le rôle bénéfique qu’à côté des crimes et des excès auxquels conduit le fanatisme, les religions ont exercé dans l’Histoire et jouent encore à présent pour une grande majorité des gens dans le monde, en les aidant à donner un sens à leur existence souvent misérable, en comblant le vide spirituel que creuse une société matérialiste et en fournissant un cadre éthique et un corps de principes pour le fonctionnement de la société.  

«  O tempora o mores »

On a reproché à Vargas Llosa de faire un peu rapidement fi, avec de telles déclarations, de la capacité de l’humanisme rationaliste à fournir des idéaux de comportement individuel et des règles pour la vie en commun. Sur plusieurs autres points, les positions qu’il exprime appelleraient également à être nuancées. Dire du cinéma d’aujourd’hui qu’il couronne un homme comme Woody Allen « qui est à David Lean ou Orson Welles ce qu’Andy Warhol est à Gauguin ou Van Gogh et Dario Fo à Tchékhov ou Ibsen » est un peu cruel envers le réalisateur de Manhattan et les deux autres artistes contemporains. En mettant en exergue, dans son plaidoyer en faveur de l’érotisme, les idées de Georges Bataille, Vargas Llosa semble oublier qu’il existe, en Occident autant qu’en Orient, des formes d’art dans ce domaine qui ne sont nullement fondées sur la transgression et l’interdit. La civilización del espectáculo tend aussi à évoquer les pièges de la modernité et le culte de l’apparence et de la célébrité comme s’il était possible et facile, pour une élite éclairée, d’y échapper totalement. Comme le faisait judicieusement remarquer un commentateur, il est pourtant évident qu’« en ces temps de triomphe de la banalité et du spectacle médiatique, n’importe qui, même de grands intellectuels ou artistes, peut succomber aux pouvoirs de l’image et du marketing ».

Dans l’ensemble, les idées de Mario Vargas Llosa apparaissent travaillées par certaines tensions internes. Depuis Socrate, qui mettait en garde contre le développement de l’écriture aux dépens de la parole, et Cicéron, qui s’exclamait «  O tempora o mores », à chaque siècle des voix se sont élevées pour annoncer la fin de la civilisation et déplorer le retour à la barbarie. Il y a cinquante ans, dans son célèbre ouvrage La Crise de la culture, Hannah Arendt décrivait les coups portés par la modernité à ce que la tradition a de meilleur en matière politique et d’éducation. Dans le prolongement des réflexions pionnières de Daniel Borstin sur l’image, Neil Postman, dans Se distraire à en mourir, a fustigé l’abrutissement des masses par la publicité et la télévision, qui « déréalise » la vie, ainsi que le font aujourd’hui Chris Hedges dans Empire of illusion. The end of Literacy and the Triumph of Spectacle ou, en France, le critique Pierre Jourde dans C’est la culture qu’on assassine. Les dérives de l’art contemporain et les aberrations du marché de l’art ont été dénoncées  par le critique d’art Robert Hughes, l’historien de l’art Jean Clair dans L’hiver de la culture, et Carlos Granés dans El puño invisible, une histoire des avant-gardes artistiques au XXe que Mario Vargas Llosa, dans la recension qu’il en fait, présente comme « une fresque complète, lucide et animée » des fourvoiements des théoriciens et auteurs de manifestes des différentes écoles et mouvements qui se sont succédés au cours des dernières décennies.

Ceux qui s’emportent contre le déclin des valeurs morales et intellectuelles, la perte des usages, la vulgarité croissante des manières, la décadence des mœurs, l’écroulement des références et l’essor de la mentalité ludique, sont ou étaient le plus souvent des personnalités ouvertement conservatrices : le philosophe Alan Bloom aux États-Unis, en Grande-Bretagne son collègue Roger Scruton, l’historien Paul Johnson ou le critique social Theodore Dalrymple, en France les écrivains Alain Finkielkraut, Renaud Camus et Richard Millet, etc. Il y a bien sûr des exceptions : en France Pierre Jourde ou le critique des médias Jean-Claude Guillebaud, en Grande-Bretagne le sociologue d’origine hongroise Frank Furedi, qui défend une conception traditionnelle de l’éducation, sont des esprits progressistes qui mettent en cause le capitalisme. Et Philippe Muray, qui sous le terme pseudo-anthropologique de Homo Festivus a décrit avec une verve féroce la figure emblématique de l’homme « postmoderne » obsédé par la fête et les plaisirs, était un anarchiste.

Le cas de Mario Vargas Llosa est plus compliqué. Comme les autres écrivains de sa génération rassemblés avec lui sous l’étiquette du « Boom latino-américain », Carlos Fuentes, Gabriel Garcia Marquez et Julio Cortazar (collection de personnalités aux talents si différents que leur collègue colombien Alvaro Mutis affirmait sa conviction de l’inexistence objective d’un mouvement littéraire de ce nom), Mario Vargas Llosa, très marqué dans sa jeunesse  par l’idée de Sartre que la littérature n’est pas un exercice futile mais nécessairement l’expression d’un engagement à la fois personnel et politique, s’est forgé dans le creuset du combat intellectuel contre les dictatures militaires d’Amérique du sud. Après les années qu’il a passées en France, en réaction notamment à la politique du régime communiste de Fidel Castro à Cuba, envers lequel il conservera toujours une animosité particulière, il s’est cependant éloigné des idées des autres membres du groupe. Un éloignement idéologique qui s’est doublé, dans le cas de ses relations avec Gabriel Garcia Marquez, d’une querelle de caractère personnel, emblématiquement marquée par ce qui allait devenir le coup de poing le plus célèbre de l’histoire de la littérature du XXe siècle, administré par Vargas Llosa à Garcia Marquez pour des raisons qu’aucun des biographes des deux hommes n’a complètement éclaircies, mais dont on sait qu’elles étaient de nature privée et liées à la passe difficile que traversait le mariage du premier au moment des faits. La divergence des vues politiques de Carlos Fuentes et Vargas Llosa n’empêchera pas l’écrivain mexicain de consacrer un chapitre élogieux de son livre La gran novela latinoamericana aux deux romans de jeunesse de son ancien ami La maison verte et La ville et les chiens, témoignant envers lui d’une plus grande générosité que l’intéressé ne le fera à son égard lors de son décès, il y a quelques semaines.

Un héraut des idées libérales

Sous l’influence, notamment, de la lecture des philosophes Karl Popper et Isaiah Berlin, et de son ami Jean-François Revel, auquel il a rendu hommage dans plusieurs articles, Mario Vargas Llosa est donc devenu un héraut des idées libérales. Le libéralisme politique classique de Tocqueville, Burke et, au XXe siècle, Raymond Aron et José Ortega y Gasset (dont il a donné un remarquable portrait intellectuel), mais aussi le libéralisme économique de Friedrich Hayek et Milton Friedman. C’est au nom de son engagement pour la liberté que Vargas Llosa, qui tire légitimement fierté d’avoir combattu avec la même énergie les régimes autoritaires de droite et de gauche, s’est présenté sans succès aux élections présidentielles péruviennes de 1990 (une expérience qu’il raconte, en même temps que ses souvenirs d’enfance, dans son autobiographie Le Poisson dans l’eau), qu’il critique le colonialisme, défend les droits des Palestiniens à un État et ceux des homosexuels, prône (comme Milton Friedman le faisait), en invoquant de surcroît l’échec des politiques de répression, la légalisation de la consommation des drogues, mais aussi, toujours avec sincérité mais souvent sur un ton dogmatique, manifestait son soutien enthousiaste aux gouvernements de Margaret Thatcher et José Maria Aznar à l’époque où ceux-ci étaient au pouvoir, et exprime aujourd’hui ses sympathies envers le mouvement contestataire anti-étatique du Tea Party aux États-Unis.

En matière culturelle, les convictions libérales de Mario Vargas Llosa ne lui sont cependant pas d’un grand secours et pourraient même le gêner. Dans une large mesure, les phénomènes décrits dans La civilización del espectáculo et les tendances contre lesquelles s’insurge le livre sont en effet imputables à l’envahissement de la vie sociale par l’économie de marché et au  despotisme de la mentalité mercantile et de l’esprit de vénalité, qui tendent à priver de valeur tout ce qui n’est pas lucratif et transforment toute activité créative en source potentielle de profit. Vargas Llosa en est d’ailleurs bien conscient et le reconnaît : « Pour la nouvelle culture [planétaire] la production massive et le succès commercial sont essentiels ». Pour atténuer les frictions entre son attachement à la liberté économique et celui qu’il témoigne aux valeurs véhiculées par la culture et sur lesquelles celle-ci s’appuie, il invoque l’esprit des figures historiques du libéralisme : « Tous les grands penseurs libéraux, de John Stuart Mill à Karl Popper en passant par Adam Smith […] ont mis en avant que la liberté économique et politique pouvait assurer sa fonction civilisatrice […] seulement lorsque la vie spirituelle de la société est intense et est maintenue vivante par une hiérarchie de valeurs respectées et acceptées par le corps social. » Mais si ceci est exact, la question fondamentale, que le livre ne pose pas explicitement, devient : « Qu’est-ce qui peut assurer une semblable intensité de vie spirituelle et le partage des valeurs qui lui sont nécessaires par la société ? » En d’autres mots, si l’ultime explication de la disparition de la culture est, comme il est affirmé à de nombreuses reprises dans l’ouvrage, « la généralisation de la frivolité », pourquoi sommes-nous devenus à ce point frivoles ?  Mario Vargas Llosa s’approche sans doute de la réponse lorsqu’il  évoque, parmi les facteurs à l’origine de la civilisation du spectacle, « le bien-être qui a suivi les années de privation de la seconde guerre mondiale ». S’il poussait l’analyse un peu plus loin, il arriverait peut-être à la conclusion que l’univers de valeurs dont relèvent la culture, mais aussi l’ensemble des valeurs morales, univers qui s’est développé dans un environnement caractérisé par la rareté, la lutte permanente avec la nature et un éventail de choix limité, éprouve de grandes difficultés à se maintenir au sein d’un monde d’abondance dans lequel la prospérité, la technologie et le développement de la liberté rendent la vie plus compliquée, peut-être, mais assurément moins dure ; un monde qui, compte tenu de la faiblesse humaine, encourage par conséquent le développement d’une société d’individus superficiels, égocentriques, narcissiques, infantiles, peu responsables et avides de gratifications immédiates.  

Dévouement quasi sacerdotal

La civilización del espectáculo se clôt sur quelques « réflexions finales » d’un ton personnel. À plusieurs reprises, Mario Vargas Llosa s’est expliqué sur les conditions dans lesquelles s’est formée, à un âge très précoce, sa vocation d’écrivain, et sur le rôle qu’ont joué dans son développement certaines circonstances de sa vie privée. Peu après leur mariage, ses parents se sont séparés. Élevé par sa mère et ses grands-parents, qui vivaient en Bolivie, il a eu le choc, à l’âge de dix ans, de découvrir que son père, qu’on lui avait présenté comme décédé, était en réalité vivant. Ses parents s’étant réconciliés, il dut quitter la famille maternelle, à laquelle il était très attaché, pour regagner le Pérou et vivre à Lima en compagnie d’un homme « très dur et qui [le] terrorisait », qui lui avait « volé [sa] mère » et avec lequel ses relations étaient détestables. « Dès que j’ai commencé à vivre avec mes parents », raconte-il dans le livre d’entretiens La Vie en mouvement, « écrire est devenu un acte de résistance ». Il avait toujours aimé lire. À partir de ce moment, dit-il, « la littérature devint le seul domaine où j’étais souverain [...] dans ce domaine, là où [mon père] ne me voyait pas, là où il ne pouvait m’atteindre, quand je lisais, quand j’écrivais, j’étais indépendant ». La signification psychologique et existentielle fondamentale qu’a prise l’écriture pour Mario Vargas Llosa explique la place centrale qu’elle occupe dans sa vie et la discipline à laquelle il s’astreint sur ce plan. Dans leur portrait parallèle de Garcia Marquez et Vargas Llosa intitulé De Gabo a Mario, Ángel Esteban et Ana Gallego rapportent une remarque fine de Juan Carlos Onetti à cet égard. « Mario », disait l’écrivain péruvien, « ta relation avec la littérature est matrimoniale : une obligation quotidienne. La mienne, par contre, est comme la relation d’un homme adultère avec son amante : je la vois quand j’en ai envie […] sans arrangements ni horaires ».

Ce dévouement absolu, quasi sacerdotal, à la littérature, explique la productivité étonnante de Vargas Llosa. Dans sa biographie de l’écrivain, J.J. Armas Marcelo cite un propos que l’éditeur catalan Carlos Barral attribue à « un ami commun ». Vargas Llosa, disait (en français) cette personne, « c’est une bête à écrire ». Notamment parce qu’il est latin, la famille (celle qu’il a fondée davantage encore que celle dont il vient), et l’amitié (en particulier les amitiés littéraires),  jouent dans la vie de Vargas Llosa un rôle considérable. Mais ce qui, de son propre aveu, représente le pivot de son existence, c’est clairement l’écriture et la littérature. C’est par rapport à elles qu’il se définit et veut être perçu et jugé. «  Mario », aime apparemment à répéter sa femme Patricia, « tu n’es bon qu’à écrire » ; une formule que l’intéressé apprécie suffisamment pour la citer dans son discours de réception du prix Nobel sans le moindre embarras, et même avec fierté.

Un témoignage personnel

Les rapports qu’entretient Mario Vargas Llosa avec la culture ont un caractère tout aussi intime. Les questions soulevées dans ce livre qui se veut « un témoignage personnel », écrit-il à la fin de La civilización del espectáculo, « se réfractent dans ces pages à travers l’expérience de quelqu’un qui, du moment où il a découvert, grâce aux livres, l’aventure spirituelle, a toujours pris pour modèles ces personnes qui  se meuvent avec désinvolture dans le monde des idées et ont clairement à l’esprit les critères esthétiques qui leur permettent de décider avec assurance ce qui est bon et ce qui est mauvais, original ou copié, révolutionnaire ou ordinaire, en littérature, dans les arts plastiques, la philosophie, la musique ». « Très conscient des lacunes de ma formation », ajoute-t-il, « durant toute ma vie je me suis employé à les combler en étudiant, lisant, visitant des musées et des galeries, fréquentant les bibliothèques, les salles de conférences et de concert. Ce n’était nullement un sacrifice […] mais un immense plaisir. »

Les écrits non romanesques de Vargas Llosa portent la trace de cette entreprise. Dans le chapitre sur Mario Vargas Llosa de la belle galerie de portraits qu’il publiée sous le titre Cultural Amenesia,  le critique australien Clive James dit que le genre dans lequel réside sa véritable force n’est pas le roman, mais bien l’essai.  Tout le monde ne le suivra pas sur ce point, mais un tel jugement est loin d’être dépourvu de pertinence. En l’énonçant, James avait à l’esprit les essais des années 1962-1988 réunis dans les trois volumes de la série Contra viento y marea  (« Contre vents et marées »), dont une importante proportion porte sur des questions politiques et l’histoire de l’Amérique latine. Mais on pourrait faire le même éloge de ses articles sur beaucoup d’autres sujets.

Lorsqu’elles ne sont pas consacrées à des questions politiques ou de société, ou à l’évocation, toujours pittoresque et souvent émouvante, du Pérou qu’il a connu dans sa jeunesse, les chroniques de Mario Vargas Llosa traitent volontiers de sujets littéraires ou culturels. Depuis toujours, il aime commenter les livres d’autres écrivains, du passé ou contemporains. Souvent, ses critiques prennent la forme de portraits. Dans les recueils d’articles publiés à ce jour, on en trouve de nombreux auteurs, de Joseph Conrad à Antonio Tabucchi, en passant par James Joyce, Ernest Hemingway,  Boris Pasternak, Thomas Mann,  Jorge Luis Borges, André Malraux, Arthur Koestler, Günter Grass et bien d’autres. Avec le temps, l’éventail de ses intérêts s’est étendu à d’autres domaines que la littérature. Dans les chroniques d’El País de ces dernières années, on relève ainsi, pour ne citer que quelques exemples, des portraits de l’essayiste italien Claudio Magris et de la romancière Irène Némirovsky, un hommage au théâtre de Comédie française, un petit essai sur Piranèse dans lequel il salue en passant le beau texte de Marguerite Yourcenar sur le graveur, un compte rendu d’une visite de la dernière maison dans laquelle a vécu Dostoïevski à Saint-Pétersbourg, des commentaires sur la mythologie wagnérienne et le culte rendu au compositeur à Bayreuth, et des réflexions, sévères et judicieuses, sur la tendance malheureuse, dans la conception des musées contemporains, à accorder la prééminence à la mise en valeur de l’architecture du bâtiment sur celle de son contenu, sur la base d’une comparaison du musée du quai Branly à Paris et du musée royal d’Afrique centrale de Bruxelles dont ce dernier sort immédiatement vainqueur.

Flamme de curiosité et d’intérêt

La littérature d’Amérique latine et les connaissances de jeunesse de Vargas Llosa sont présentes par l’intermédiaire de recensions d’un livre de souvenirs de Pilar Donoso, fille de l’écrivain chilien José Donoso, ainsi que d’une réédition  des essais de son ami décédé Luis Loayza. En contraste avec ce que La civilización del espectáculo inciterait à penser de l’opinion de Vargas Llosa au sujet de la culture populaire, on découvre aussi, sous le titre « Lisbeth Salander doit vivre », un commentaire enthousiaste de la trilogie Millénium de Stieg Larson, décrite comme une histoire « formellement imparfaite » et « mal écrite » mais aussi passionnante que les romans d’Alexandre Dumas et Dickens,  un éloge inattendu de la série télévisée The Wire, qui peint de manière réaliste les démêlés de policiers désabusés et de truands et trafiquants de drogues sans envergure dans les faubourgs noirs de Baltimore, et une appréciation bienveillante du spectacle théâtral Cheval de guerre tiré du roman de Michael Morpurgo (adapté à la scène avant de l’être à l’écran par Steven Spielberg),  magnifique réalisation,  affirme Vargas Llosa « plus proche [toutefois]  du Cirque du Soleil que de la  meilleure production concevable d’une pièce de Shakespeare [ou] Ibsen ». Dans chaque cas, Vargas Llosa évoque son sujet en termes très clairs et à la manière didactique (scolaire diront certains), de celui qui, pour arriver à faire comprendre ce qui fait l’intérêt et la valeur d’une œuvre ou la richesse d’une personnalité, a d’abord dû se l’expliquer à lui-même.

La civilización del espectáculo est l’expression de la déception de Mario Vargas Llosa face à la façon dont va le monde, de son dépit et de sa tristesse à la perspective de voir s’engloutir dans le néant tout un univers de valeurs qu’il considère indispensable à la vie civilisée. Le livre est un lamento résigné davantage qu’un appel à la mobilisation, moins un cri d’alarme qu’un chant de désespoir. Rien n’indique qu’en le publiant son auteur ait eu l’espoir ou l’ambition d’enrayer si peu que ce soit une tendance contre laquelle, à juste titre, il semble penser qu’on ne peut rien : si la culture « au sens traditionnel de ce mot » est effectivement condamnée, il est évident qu’un pamphlet comme La civilización del espectáculo n’est pas de nature à retarder d’une seule seconde le processus de son annihilation progressive. Mais une autre vérité est tout aussi incontestable : tant qu’il y aura des millions de gens pour souhaiter conférer à leur existence, sinon un peu plus de sens, en tous cas une dimension supplémentaire par le moyen de la contemplation de la beauté et de la réflexion, les analyses dont Mario Vargas Llosa nous gratifie au sujet des livres qu’il lit, des expositions qu’il visite et des spectacles auxquels il assiste, et les portraits qu’il brosse des artistes et des écrivains qu’il admire, aideront à garder brillante la flamme de curiosité et d’intérêt qui fait vivre cette culture dont, un peu imprudemment,  il prophétise la disparition imminente.  

Michel André

LE LIVRE
LE LIVRE

La civilisation du spectacle de Mario Vargas Llosa, Galimard, 2015

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