Vive OAPEN ! (et tant pis pour la phote d’ortografe)

Dès 1999, Robert Darnton, toujours sur les bonnes barricades, nous avait averti . La situation des livres universitaires devenait critique. Ce sont pourtant les monuments où l'on retrouve les meilleures synthèses de recherches en profondeur menées parfois sur une décennie ou deux, devenait critique.

Dès 1999, Robert Darnton, toujours sur les bonnes barricades, nous avait averti (1). La situation des livres universitaires devenait critique. Ce sont pourtant les monuments où l'on retrouve les meilleures synthèses de recherches en profondeur menées parfois sur une décennie ou deux. Ces livres, souvent de taille massive, dotés d'un appareil critique considérable, ne touchent évidemment qu'un public réduit de spécialistes avec le résultat que les véritables acheteurs de ces ouvrages sont, le plus souvent, des bibliothèques. Mais ces livres, consultés de loin en loin par quelques chercheurs ou thésards, engendrent des statistiques d'usage peu favorables et, lorsque des pressions financières se manifestent sur les budgets des bibliothèques, les achats de ces ouvrages diminuent. En découle une baisse spectaculaire des tirages : autour de 1970, nous explique Darnton, une presse universitaire américaine pouvait compter vendre en moyenne autour de 800 exemplaires d'une monographie savante. En 1999, la même presse ne pouvait plus compter que sur 400 exemplaires vendus. Dix ans plus tard, ce nombre a encore diminué d'au moins une centaine d'unités. Plus frappant encore est l'exemple de la publication des Papers of Benjamin Franklin : le volume 1, en 1953, s'est vendu à 8 407 exemplaires; le volume 33 en 1998 s'est vendu à 753 exemplaires. Rappelons qu'il s'agit là d'ouvrages en anglais, bénéficiant d'un marché mondial bien plus étendu que le marché francophone.

Pourquoi se préoccuper de cette situation, demandera l'économiste ? Pourquoi s'acharner à écouler des ouvrages dont, à l'évidence, personne ne veut ? Bonnes questions en effet, surtout si l'on évacue du champ de vision tout le domaine de la recherche. Mais alors, si les recherches en sciences humaines ne comptent pas, fermons aussi les facultés correspondantes, évacuons les étudiants et professeurs, et transformons les locaux libérés en centres commerciaux. Dans le contexte économique actuel, cela pourrait même faire sens... pour certains.

Redevenons sérieux. La recherche en sciences humaines n'est pas en cause, en tout cas pas ici; ce qui l'est, ce sont les moyens de communication qu'empruntent les chercheurs. Ceux-ci, à la différence de leurs collègues en sciences de la nature, privilégient le livre plutôt que l'article. En parallèle, la pression économique sur les ouvrages savants qui ne cesse de s'intensifier conduit les presses universitaires à ne publier qu'avec une extrême prudence et en tentant de choisir les noms d'auteurs les plus susceptibles d'attirer des acheteurs (2). Les presses universitaires cherchent aussi des sujets à la mode, toujours dans le même but de rentabilité, alors que la vraie recherche, par nécessité essentielle, pourrait-on dire, se glisse souvent dans des interstices méconnus, peu visibles, sans popularité évidente. Dès lors, voici installé un principe de sélection fort peu naturel, où la connaissance se trouve dans la nécessité croissante de négocier avec la mode. Le perdant dans tout cela ? Le « jeune » chercheur qui a produit une magnifique thèse et n'arrive pas à la publier. En France, ce « jeune » chercheur peut facilement voguer dans la quarantaine. Cet obstacle d'ordre purement économique va tout simplement handicaper sa carrière, parfois de manière fatale. Comme façon de recouvrer les investissements mis dans la formation d'un jeune chercheur, on peut faire mieux, me semble-t-il. Les autres perdants, ce sont tous les chercheurs, évidemment, qui ne peuvent disposer de résultats et interprétations qui pourraient les aider dans leurs propres travaux.

C'est dans ce contexte qu'une initiative européenne me paraît émerger au parfait moment pour commencer à apporter de bonnes réponses à ces questions chargées d'anxiété. Je veux parler d'OAPEN, ou « Open Access Publishing in European Networks ». Le logo d'OAPEN, dans sa facture visuelle, nous rappelle joliment que OA (« open access ») et open ont partie liée.

De quoi s'agit-il ? Tout simplement d'un ensemble de presses universitaires innovantes, épaulées par la Commission européenne, qui, d'Italie à la Grande-Bretagne, en passant par le France, l'Allemagne et la Hollande, sans oublier le Danemark, ont décidé d'explorer la possibilité de produire des ouvrages de recherche en accès libre sous format électronique, et imprimés à la demande pour ceux et celles qui veulent acheter la version papier.

Pourquoi est-ce important ? La première raison, c'est que préparer et  publier électroniquement coûte moins cher qu'imprimer un ouvrage. Or, la plupart de ces presses reçoivent déjà des subventions diverses venant de sources tout aussi variées. Dans beaucoup de cas, le coût de la publication de l'ouvrage en format électronique est couvert, ou est proche de l'être, par des subventions publiques. Par la coopération qui engendre des économies d'échelle, ces presses universitaires peuvent encore abaisser le coût de production de la version numérique.

L'accès libre aux versions électroniques des livres entraîne également une conséquence que trop de maisons d'édition se refusent à examiner en dépit d'un ensemble convergent et croissant d'indices positifs : les ouvrages imprimés se vendent mieux quand ils disposent d'une version numérique en accès libre. Cette augmentation des ventes permet évidemment de générer des revenus supplémentaires. Par ailleurs, avec de petits tirages, l'impression à la demande coûte moins cher à l'unité que la production en lot de plusieurs centaines d'exemplaires. Vraie, grosso modo, en dessous de 450-500 exemplaires, cette règle permet d'envisager l'élimination des frais de stockage, tandis que la distribution peut s'effectuer électroniquement avec tirage local.

L'avènement des lecteurs de livres électroniques constitue encore une inconnue dans ce panorama. Bien entendu, ces appareils permettront de faciliter encore plus la distribution des livres comme le montre l'exemple du Kindle d'Amazon, ou celui du Sony Reader allié maintenant à Google. Pour autant, la présence de ces appareils soulèvera aussi de nouvelles questions sur le mode de financement de ce projet et sa viabilité sur le moyen et long terme... Cela dit, un texte électronique n'est pas qu'un texte et bien des services peuvent s'ajouter et s'inventer autour de documents numérisés, surtout dans le domaine de la Recherche. On peut alors imaginer un monde, à l'instar du logiciel libre, où le contenu de base est librement disponible, mais où tout un ensemble de services peuvent être organisés et transactés selon des règles qui n'affectent en rien l'intégrité des processus de recherche.

Il y a bien d'autres avantages au mode de fonctionnement inscrit dans OAPEN. D'abord, les versions électroniques et imprimées correspondent à des modes de lecture différents. Ensuite, la recherche d'information s'effectue beaucoup mieux par le biais de la version numérisée. Enfin, le document numérisé se prête très bien à la création de « sociétés de textes » pour reprendre des expressions inspirées par D. F. McKenzie et d'autres (3). Une monographie, et ceci est élémentaire, se relie sans problème aux ouvrages cités et l'accès ne dépend en fin de compte que de questions légales, de « droits » d'accès, et non de difficultés techniques, ce qui avantage en bout de ligne les textes en accès libre.

Quels sont les projets d'OAPEN ? L'organisation est en place, et les université d'Amsterdam et de Leyde, ainsi que leurs presses, sont au cœur de ce réseau. L'Université de Lyon en France participe activement à ce consortium. Une subvention significative de la Commission européenne soutient les premiers pas de ce réseau innovateur. Et le but est de placer le plus rapidement possible plusieurs milliers de titres en accès numérique libre. En bref, une jolie révolution est en train de progresser tranquillement dans les allées silencieuses des chercheurs. Dix ans après l'article de Robert Darnton, on peut imaginer une suite optimiste aux avertissements qu'il nous prodiguait alors.


(1) Robert Darnton, « The New Age of the Book », New York Review of Books, vol. 46. No 5 (1999)
(2) Peut-être vais-je devoir changer mon nom en celui de Michel Foucault... et devoir perdre aussi ce qui me reste de chevelure.
(3) Mckenzie, D.-F. La Bibliographie et la sociologie des textes. Cercle de la Librairie, 1991.

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