Voyage au bout de l’ennui

Auteur de fictions, d’essais et de reportages, l’Américain David Foster Wallace est considéré comme un génie. Quatre ans après son suicide, son roman inachevé sort enfin en français.

David Foster Wallace appelait son troisième roman la « Longue Chose ». Il y travaillait depuis environ huit ans lorsque sa femme l’a retrouvé pendu un jour de septembre 2008 dans leur maison de Claremont, en Californie. Sur le bureau de son époux, Karen Green a retrouvé une pile de feuilles parfaitement ordonnées : des chapitres du livre que Wallace avait terminés, accompagnés de notes. « La lumière de ses lampes donnait sur cette pile, l’illuminait. Je n’ai donc aucun doute sur le fait qu’il souhaitait que le roman soit publié, même inachevé », a confié Green à l’Observer. Ce roman, tant attendu depuis la disparition de l’auteur considéré par beaucoup comme le meilleur de sa génération – « Mort d’un génie », a titré Time au lendemain de son suicide –, est enfin paru aux États-Unis. Rares sont les publications qui n’en ont pas fait état. La plupart en ont profité pour rendre un énième hommage à cet écrivain dont l’Amérique semble comme orpheline, ainsi que le constatait D.T. Max dans le New Yorker en 2009 : « Wallace n’avait que 46 ans lorsqu’il s’est tué, ce qui permet d’expliquer le sentiment de perte ressenti par les lecteurs et les critiques. Entre aussi en jeu la formidable passion de l’écrivain pour la chose imprimée à une époque où celle-ci semble avoir besoin de virtuoses. »

Le mythe wallacien doit beaucoup à Infinite Jest, son deuxième roman, paru en 1996. Au cœur de cette intrigue complexe, un film si captivant que ceux qui le visionnent se laissent mourir devant leur écran. The Pale King explore une thématique diamétralement opposée : celle de l’ennui, un ennui tel qu’il peut donner envie de se tuer. « Le livre démontre que, pour Wallace, mourir de distraction et mourir d’ennui constituaient les deux faces d’une même pièce », analyse Michiko Kakutani dans le New York Times. Le décor est planté dans un centre des impôts du Midwest, au milieu des années 1980. Des agents s’y attellent à des tâches infiniment monotones et rébarbatives, dont aucun détail n’est épargné au lecteur – Wallace lui-même ne s’est pas économisé dans sa phase de recherches, allant jusqu’à suivre des cours de comptabilité et explorer les arcanes du système fiscal américain. Le roman ne recule devant aucun procédé pour assommer son lecteur, l’entraîner au plus profond de l’ennui. Ainsi, ce chapitre proprement hallucinant que cite la New York Review of Books : une description, d’un seul tenant, sans paragraphes, de personnages en train de tourner des pages. « Olive Borden tourne une page. Sandra Pounder tourne une page. Matt Redgate tourne une page et en tourne une autre presque immédiatement après. Latrice Theakston tourne une page… »

« Wallace semble s’être lancé, à lui-même et à ses lecteurs, un défi sadomasochiste : un roman dévolu au sujet le moins attrayant du monde, écrit Sam Anderson dans un autre article du New York Times. Et pourtant, il parvient à en extraire une véritable intensité. Les impôts se révèlent une matière parfaite pour Wallace, en ce qu’elle synthétise la plupart de ses obsessions et angoisses : ennui contre divertissement, devoir contre plaisir, complexité contre simplicité, communauté contre intérêt personnel, attention contre distraction. »

« Ce que nous avons sous les yeux suggère, en dépit de son caractère décousu, inconsistant, inabouti […], qu’il y avait au minimum un bon livre à tirer de ce matériau brut », estime pour sa part un critique du Times. Mais Wallace cherchait certainement à produire davantage qu’un « bon livre ». « The Pale King devait indiquer aux gens un chemin pour s’isoler de la frénésie toxique de la vie américaine », explique D.T. Max. Et ce chemin, comme celui du salut, pouvait selon Wallace passer par l’ennui, salvateur pour peu qu’on ne s’y noie pas : « Accordez de l’attention à la chose la plus fastidieuse qui soit pour vous (déclaration de revenus, golf à la télé), et déferlera un ennui comme vous n’en avez jamais connu, qui vous emportera et vous tuera presque. Surmontez-le, et il vous semblera que vous passez du noir et blanc à la couleur. Comme de l’eau après des jours dans le désert. Une félicité constante dans chaque atome. »

LE LIVRE
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Le roi pâle de Voyage au bout de l’ennui, Au diable vauvert

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