Les infortunes d’un mot

« Comment le mot “démocratie” doit-il être interprété ? », déclare Churchill à la Chambre des Communes en décembre 1944. « L’idée que je m’en fais est que l’homme simple, humble, ordinaire, qui a femme et famille, qui va se battre pour son pays quand il est en danger, se rend dans l’isoloir au moment opportun, met sa croix sur le bulletin du candidat qu’il souhaite voir élu au Parlement – voilà le fondement de la démocratie ». Un tel discours pouvait se défendre au lendemain des deux cataclysmes des guerres mondiales. Il n’en va plus de même aujourd’hui. On ne peut plus considérer qu’il suffit de mettre un bulletin dans l’urne pour assurer le meilleur des mondes possibles. En 1944 on pouvait feindre d’oublier qu’Hitler était arrivé au pouvoir à la faveur de la démocratie. Personne ne peut plus ignorer que les urnes portent et maintiennent au pouvoir des bouffons, des démagogues et des dictateurs. On l’a vu avec Berlusconi et Chávez, on le voit avec Trump mais aussi Poutine, Orban, Erdogan ou encore le sinistre Duterte, aux Philippines. Les intellectuels n’ont pas attendu ces dérives pour ironiser. « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois », écrit Flaubert à George Sand. « La démocratie est une croyance pathétique dans la sagesse collective de l’ignorance individuelle », écrit H.L. Mencken, le « Nietzsche américain », en 1926. A la même époque en France, le philosophe catholique Jacques Maritain parlait du « mythe religieux de la démocratie ». Il appelait cela le « démocratisme ». Peu employé, ce mot est quasiment absent du vocabulaire courant et du lexique du politologue. Ne devrait-il pas figurer en bonne place aux côtés des mots communisme, socialisme, libéralisme ou encore écologisme ? Aujourd’hui les critiques les plus acerbes de la démocratie se recrutent dans les rangs des intellectuels chinois. Ils se moquent de l’incapacité des pays occidentaux à se réformer, à assurer la croissance économique et un bon niveau d’instruction, à lutter contre les inégalités, à empêcher l’arrivée au pouvoir de responsables politiques faibles, erratiques ou ridicules. Et ils ont beau jeu de mettre en garde les pays en développement auxquels l’Occident a voulu imposer des remèdes en forme de recettes conduisant au chaos. L’existence du mythe démocratique ne fait guère de doute. Même les plus radicaux des populistes actuels, de Donald Trump à Marine Le Pen, n’osent pas l’attaquer de front. Ne pas en reconnaître les effets est dangereux, comme en témoignent les tourments actuels de la plupart des vieilles démocraties, raillés à bon compte par les Chinois. « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres ». La formule est attribuée à Churchill mais, dans le discours de 1947 qui en est l’origine, il se réfère à quelqu’un d’autre : «… on a pu dire que la démocratie est la pire forme de régime à l’exception de toutes les formes qui ont pu être essayées de temps à autre ». Aujourd’hui la formule a perdu de sa valeur, si le critère retenu est simplement le fait d’aller voter. Churchill bien sûr ne l’ignorait pas : s’il existe un « moins pire des systèmes », les élections libres n’en sont qu’un fondement parmi d’autres.  

Olivier Postel-Vinay

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