Les faux nez de la realpolitik

Synonyme tantôt de machiavélisme, tantôt de prudence bien comprise, la notion de realpolitik est pour le moins fluctuante. Comme le rappelle « La realpolitik : une histoire », le livre de l’historien John Bew, ce terme a été forgé dans un contexte bien précis : celui de l’échec du « printemps des peuples » de 1848. Le journaliste et homme politique allemand Ludwig August von Rochau l’employa pour la première fois dans un livre paru en 1853. Partisan de l’unité allemande, il cherchait un moyen de « conjuguer le nationalisme émergent avec le progressisme plutôt qu’avec l’autoritarisme », rapporte le diplomate Jonathan Powell dans le mensuel britannique Prospect. Rochau estimait que les mouvements révolutionnaires avaient échoué en raison de leur naïveté et d’une mauvaise appréhension des jeux de pouvoir. La « realpolitik » se voulait donc une alternative à l’« idealpolitik » : une manière, selon John Bew, de « résoudre le casse-tête que représentait la quête de buts éclairés et progressistes dans un monde qui n’obéissait pas à des règles progressistes et éclairées ». La notion fut rapidement détournée une fois l’intégration allemande achevée. L’historien Heinrich von Treitschke y trouva une justification du colonialisme. Puis Friedrich Meinecke en fit un synonyme de la raison d’État. Enseignant au King’s College de Londres, Bew retrace le destin de la realpolitik dans le monde anglo-saxon : d’abord utilisé par les Britanniques pour dénoncer le militarisme allemand, le mot fut ensuite invoqué pour justifier la politique de l’empire au Moyen-Orient et plus tard les accords de Munich. « Realpolitik » était devenu synonyme de « défense des intérêts britanniques ». Aux États-Unis, la notion fut popularisée par Hans Morgenthau. « Le réalisme affirme que les principes moraux universels ne peuvent s’appliquer à l’action des États », écrivait le politologue dans son livre Politics among Nations (« La politique parmi les nations », 1948). Henry Kissinger, à qui l’on associe le plus souvent l’idée de realpolitik, ne l’a jamais revendiquée comme telle. Comme le rapporte Powell, « Bew conclut que nous gagnerions à redécouvrir le concept original de Rochau. Il n’essaie pas de démontrer que celui-ci était un grand philosophe, mais il croit que son approche à la fois historiciste et empirique, qui évite de se bercer d’illusions, est juste ».
LE LIVRE
LE LIVRE

La realpolitik : une histoire de John Bew, Oxford University Press, 2015

ARTICLE ISSU DU N°76

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