Nos vices intellectuels

Prendre ses désirs pour des réalités, se complaire dans son ignorance, négliger les avis éclairés, manquer d’humilité, refuser d’admettre qu’on a tort… Autant de « vices épistémiques » qui nous empêchent d’accéder à la connaissance. Peut-on s’en débarrasser et comment ?


© London News Pictures/Zuma/Rea

Boris Johnson aux prises avec ses vices épistémiques. « Reprenons le contrôle ! » En avril 2016, alors simple député conservateur, il fait campagne pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

« Ce sont là mes convictions, et si elles ne vous plaisent pas… eh bien, j’en ai d’autres ! » Cette boutade attribuée à Groucho Marx illustre à merveille nos rapports complexes avec la notion de croyance. Si la blague fonctionne, c’est que nous percevons immédiatement le caractère incongru d’un personnage qui pourrait ainsi choisir ses « convictions » à ­volonté, au gré des situations, par pur opportunisme et au risque de se contredire. Ce faisant, elle révèle aussi, en creux, quelques critères que nous attribuons intuitivement à ce que doit véritablement être une conviction : on doit s’y tenir, elle en exclut d’autres, elle est indépendante du contexte immé­diat, elle n’est pas faite pour plaire, elle a des conséquences. En un mot, nos convictions sont des croyances robustes que nous devons tenir pour vraies, et pas simplement des lubies utiles, plaisantes, transitoires ou inconséquentes.   Ce que Groucho pointait du doigt avec humour, c’est une forme de ­déviance portant non pas sur la moralité de nos actions, mais sur le fonctionnement même de notre vie mentale. On pourra l’appeler inconséquence, indifférence, mauvaise foi, irresponsabilité, insouciance, désinvolture ou légèreté, mais, dans tous les cas, il s’agit d’un exemple de vice intellectuel.   Un vice ? Le terme peut paraître extrême, et même incongru. Ne désigne-t-il pas une forme de perver­sité morale ou, au mieux, de mauvaises habi­tudes, qui font l’objet de jugements moralisateurs un peu désuets ? Fumer est peut-être un vice, certains regards sont sans doute vicieux, et jouer peut parfois être un vice qui conduit à la ruine, mais en quoi nos raisonnements, nos croyances et notre idée de ce que sont les convictions pourraient-ils être qualifiés de vices ?   C’est pourtant un thème actuellement très en vogue en philosophie. Aristote, dans son Éthique à Nico­maque, défendait déjà, aux côtés des vertus ­morales (magnanimité, courage, tempérance, générosité…), l’importance des vertus proprement intellectuelles, comme la rationalité, la justesse dans le jugement, la connaissance et, plus géné­ralement, la sagesse. Ces vertus dites épistémiques, c’est-à-dire ayant trait à tout ce qui relève de la connaissance et du savoir, sont aujourd’hui de retour sous le scalpel de l’analyse, mais principalement sous leur versant négatif, celui des vices épistémiques.   À preuve, la sortie très rapprochée de deux ouvrages sur la question, aux titres quasi identiques : Vices of the Mind (« Les vices de l’esprit »), de Quassim Cassam – professeur de philosophie à l’université de Warwick, spécialiste de la connaissance de soi, passé par Cambridge et Oxford, et Les Vices du savoir, de Pascal Engel, professeur honoraire à l’université de Genève et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), grand connaisseur des questions concernant la notion de vérité.   Les deux livres offrent une très vaste vue d’ensemble de ce que sont ces vices épistémiques et en quoi ils nous concernent directement, au ­niveau tant personnel que collectif. S’ils sont globalement proches sur le fond, leurs traitements très distincts du problème les rendent particulièrement complémentaires et permettent de bien se rendre compte de la complexité du ­sujet, qui donne lieu à une multitude de travaux et de débats depuis une ­dizaine d’années, essentiellement, d’ailleurs, dans les milieux philosophiques anglo-­saxons de tradition analytique. À ce titre, l’approche de Pascal Engel détonne dans le paysage intellectuel français. J’y reviendrai, mais, pour l’heure, voyons en quoi consistent ces vices épistémiques.   Quassim Cassam en offre une définition simple : ce sont « des traits de caractère, des attitudes ou des ­manières de penser qui nous empê­chent d’acquérir, de conserver ou de partager des connaissances ». Il qualifie ainsi son approche d’« obstructionniste », les vices épistémiques étant des états psychologiques particuliers qui font obstruction de manière systématique à la connaissance. En somme, avoir des vices épistémiques est un moyen particulièrement fiable de se priver de savoir des choses, et parfois des choses très importantes.   Cassam choisit soigneusement ses exemples dans le monde politique et développe l’idée que certains désastres sont dus, au moins en partie, au rapport plus que distant qu’entretiennent certains décideurs avec la notion de vérité et, surtout, avec les moyens d’y accéder. L’univers en apparence complexe de la géopolitique peut en effet parfois se réduire à des diagnostics fort simples : quand les officiers haut gradés du renseignement israélien Eli Zeira et Yona Bandman refusèrent de prendre au sérieux les informations fiables et alarmantes qui leur étaient remontées à propos des risques d’une attaque immi­nente de l’Égypte le 6 octobre 1973, jour de Yom Kippour, ils le firent à cause d’une « combinaison épistémiquement fatale de fermeture d’esprit, d’excès de confiance en soi, d’arrogance et de dogmatisme », écrit Cassam. Plus récemment, le gouvernement Bush a sous-estimé les conséquences de son aventure irakienne en 2003, et ce malgré les nombreuses mises en garde qui lui parvenaient de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur du pays.   N’en faire qu’à sa tête, prendre ses ­désirs pour des réalités, ignorer ce qu’on nous dit, se complaire dans son ignorance, mépriser les avis d’experts, manquer d’humilité, faire preuve d’arro­gance, refuser d’admettre qu’on a tort, ce sont là des traits de caractère plutôt désagréables, qu’on a souvent tendance à classer dans le domaine moral. Pourtant, ils concernent avant tout le ­domaine intellectuel plutôt que l’éthique à proprement parler. Les personnes présentant ce genre d’attitude peuvent certes être insupportables et malfaisantes, et prendre des décisions injustes et délétères pour autrui, mais elles se font également du tort à elles-mêmes en se privant des moyens d’accéder à des connaissances qui leur seraient utiles.   Plus généralement, la notion de vice épistémique reflète une atteinte à la ­vérité en tant que telle. Ce qui pose problème pour le fonctionnement même de la démocratie. Si on se fiche de la vérité et des moyens d’y accéder ou de s’en approcher au mieux, on ne peut plus fonder ses croyances et ses décisions que sur des lubies, des intuitions, des préjugés et des opinions purement subjectives, sans autre solution que la force, la manipulation et l’esbroufe pour les arbitrer. C’est alors le règne de l’erreur et de l’aveuglement, dont Cassam explore encore les manifestations sous la forme de la campagne mensongère du Brexit, des saillies narcissiques de Donald Trump, de la crédulité et du négationnisme, du complotisme et de certaines erreurs judiciaires. Tous ces cas relèvent du vice épistémique, en ce que ceux-ci conduisent à un mépris plus ou moins explicite de la vérité, ­allant de l’insouciance et de la paresse intellectuelle au cynisme pur et simple.   Là où Quassim Cassam place la caractéristique centrale des vices épistémiques en aval, c’est-à-dire au niveau de leurs conséquences sur l’accès à la connaissance, Pascal Engel se situe en amont et cible le mode de formation du vice épistémique. Plutôt qu’« obstructionniste », sa théorie se veut « éviden­tialiste » : les vices épistémiques dérivent tous d’une certaine « insensibilité » aux données, aux preuves et aux raisons (ce que ­recouvre le terme ­anglais evidence) – autrement dit au genre de choses qui seraient en ­mesure de justifier une croyance. Être ­affecté d’un vice ­épistémique, c’est donc croire pour de mauvaises raisons, ou ne pas croire quand on aurait de bonnes ­raisons de le faire.   Pour en arriver à cette conclusion et en tirer toutes les conséquences, Engel élabore un véritable traité d’épistémologie contemporaine qui occupe une bonne moitié d’un texte déjà volumineux. Son point de départ est le fameux essai sur l’« éthique de la croyance » du philosophe William Clifford, paru en 1877, dont on a surtout retenu cette phrase implacable : « On a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base de données insuffisantes. » On s’en doute, cette thèse a été jugée extrême, irréaliste et naïvement scientiste, et on a accusé Clifford d’en appeler à une police de la pensée qui réglementerait ce que les gens ont le droit de croire ou non.   Engel parvient néanmoins à la réha­biliter sous la forme d’une « éthique première » de la croyance, qui ne s’intéresse pas à ce que les gens doivent croire ou non mais à ce que sont véritablement les croyances. Celles-ci ne sont pas des opinions, des désirs ou de vagues hypothèses : elles obéissent à des normes ou, plutôt, sont constituées par elles. Groucho Marx en avait l’intuition : il est ridicule de simplement croire ce que l’on veut parce que cela nous arrange. Croire revient à produire des assertions sur l’état du monde réel, c’est-à-dire à affirmer des choses que l’on pense vraies sur la base de raisons et de justifications suffisantes que l’on doit être en mesure de produire et d’expliquer, et, au besoin, de corriger ou d’abandonner si on découvre qu’elles sont inexactes ou fausses.   Il n’y a pas là de prescription ou d’obligation quant à ce qu’il faut croire ou ne pas croire, mais plus simplement une sorte de « loi de l’esprit », pour ­reprendre le titre d’un précédent ­ouvrage de Pascal Engel. Croire, savoir, affirmer et connaître sont des actions psychologiques qui entretiennent, et c’est leur nature, un rapport direct à la vérité, sans quoi elles n’auraient pas de sens – ou alors il faudrait les appe­ler autrement. À partir de ce long travail d’analyse et d’explicitation, ­Engel en vient à préciser ce qu’il appelle l’« éthique seconde » de la croyance. C’est ici que les vices du savoir interviennent à proprement parler, puisqu’ils concernent les différentes manières d’ignorer, de flouer, de rejeter ou de mépriser les normes de la croyance. Croire ce que l’on veut, dire n’importe quoi, nier les données les plus solides, s’arranger avec les faits, papillonner en dilettante d’un savoir à l’autre, adhérer sans comprendre : tout cela relève d’une certaine indif­férence, ou insensibilité, à l’égard de la vérité et de la connaissance, et constitue donc des vices épistémiques, puisque, d’une manière ou d’une autre, ils reposent sur de mauvaises raisons de croire. C’est avant tout une question de méthode : on peut être complotiste, dogmatique, stupide ou baratineur et néanmoins tomber sur la vérité, mais alors ce sera en quelque sorte par hasard, de la même manière qu’une horloge arrêtée indique tout de même l’heure exacte deux fois par jour. On ne dira pas, dès lors, qu’une telle horloge permet de connaître l’heure exacte à ces moments précis.   Contrairement à Cassam, Engel utilise peu d’exemples tirés de l’actualité ou de l’histoire et préfère des illustrations littéraires. Les vices qu’il explore sont également différents : snobisme, sottise, bullshit et curiosité malsaine y sont finement analysés, et un chapitre est même consacré aux croyances religieuses, qui revendiquent trop souvent leurs propres normes du savoir tout en les prétendant rationnelles et légitimes. Les deux auteurs diffèrent également quant à l’attitude à adopter face aux problèmes qu’ils soulèvent. Cassam signale une difficulté fondamentale : la nature même des vices épistémiques les rend très difficiles à amender. Il faut une certaine humilité pour s’apercevoir de son arrogance, et, de même, cela demande un effort de surmonter sa paresse intellectuelle, il faut faire preuve de perspicacité pour devenir moins crédule, et il faut une certaine ouverture d’esprit pour être moins dogmatique.   Mais c’est bien là tout le problème ! Les vices épistémiques semblent immu­niser les personnes contre la critique, à commencer par l’autocritique. Pour que quelqu’un de borné ou de stupide s’aperçoive du caractère dysfonctionnel de son comportement, il lui faudrait être moins borné ou stupide, or, si c’était le cas, il ne serait pas victime de vices épistémiques… Ceux-ci sont donc souvent invisibles à la personne qui en est affectée, ce qui en fait un phénomène « furtif », selon le terme de Cassam, particulièrement difficile à reconnaître et à déloger. Pour sortir de cette impasse, le philosophe de Warwick adopte un « optimisme mesuré » : oui, les gens peuvent changer, et parfois même radicalement, mais ce processus est incertain. Il peut être très graduel, à mesure que l’on ­apprend de nos erreurs, ou soudain, lorsqu’une sorte d’illumination nous fait voir la vérité en face. Dans tous les cas, rien n’indique qu’il soit impossible de se défaire de ses vices intellectuels, et, quand bien même, on pourrait toujours trouver des astuces pour les contourner ou les minimiser, tel Ulysse qui demande à ses camarades de l’attacher parce qu’il sait qu’il ne résis­tera pas au chant des Sirènes.   Engel, lui, ne dit presque rien de ce qu’il faudrait faire pour lutter contre les vices épistémiques et semble, à vrai dire, encore moins optimiste que Cassam. Il va d’ailleurs jusqu’à approuver le célèbre refrain de Georges Brassens, « quand on est con, on est con ». De fait, il en appelle fréquemment au pouvoir de la satire, qui depuis l’Antiquité a diagnostiqué et impi­toyablement brocardé les travers de l’esprit. Une vanne de Groucho Marx peut être aussi efficace que tous les traités de logique et de philosophie, et, si les vices épistémiques sont bâtis pour durer, autant prendre le parti d’en rire.   Quoi qu’il en soit, les deux ­auteurs se rejoignent sur la question de la responsabilité : bien que les vices épistémiques ne soient pas toujours conscients ni volon­taires, ceux qui les manifestent n’en sont pas moins blâmables (autrement, ce ne seraient pas des vices). On peut toujours faire mieux que de s’en tenir à de mauvaises raisons de croire ou de faire barrage à la connaissance, du moment évidemment qu’on ­admet que la vérité compte encore pour quelque chose. À ce titre, les vices épistémiques se détachent des courants psychologiques qui s’intéressent aux « biais cognitifs » et aux « arguments fallacieux », ces travers quasi universels chez notre espèce qui sont comme des défauts de fonctionnement, des ­limites intrinsèques à nos capacités de raisonnement. Bien souvent, les vices épistémiques tiennent à la personnalité des individus ou à une posture intel­lectuelle qu’ils croient bon d’adopter et ne sont donc pas de simples « bugs » passagers.   Plus généralement, les deux livres ­illustrent parfaitement les enjeux qu’ils exposent. Ce ne sont certes pas des lectures que l’on qualifierait de ­faciles, mais l’argumentation est claire, métho­dique, patiente, rigoureuse et solidement étayée. Peut-être trop pour le contexte français, où, comme je le disais plus haut, un philosophe tel que Pascal Engel peut déconcerter, sans parler de son collègue britannique, dont l’ouvrage n’est pas encore traduit. Sous leur plume, en effet, nulle dénonciation incendiaire, aucune révélation prophétique, pas de lyrisme incantatoire, point de solution toute prête, mais le pari d’une analyse honnête et dépassionnée qui ne cherche ni à impressionner les lecteurs, ni à révolutionner quoi que ce soit. En somme, des textes qui s’intéressent à leur sujet et cherchent simplement à lui rendre justice, aux anti­podes des récriminations relativistes, identitaires, victimaires et narcissiques actuelles. Réhabiliter la notion de ­vérité, sans guillemets, et reconnaître qu’il existe des moyens meilleurs que d’autres de s’en approcher, c’est peut-être là que se situe la véritable subversion aujourd’hui.   — Cet article a été écrit pour Books.

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