Faut-il désespérer du progrès ?

Un économiste nie la nature révolutionnaire du nouvel âge numérique. Il ne nous apportera pas la croissance.

« Mon instinct me dit que Bob [Gordon], malgré une argumentation solide, se trompe probablement.» Ainsi réagit le Prix Nobel d’économie Paul Krugman en 2014, lorsque son confrère Robert Gordon croisa le fer avec deux professeurs du MIT dont il contestait l’idée d’un « deuxième âge de la machine ». À en juger par la critique qu’il fait aujourd’hui dans le New York Times du nouvel ouvrage de Gordon, Krugman a un peu évolué. Il répond par un « ferme peut-être » à la question de savoir si « Bob » a raison de penser que la révolution numérique est moins importante que la révolution industrielle du XIXe siècle. Il est vrai que l’économiste de la Northwestern University sait se montrer persuasif. Son ouvrage sur « l’ascension et le déclin de la croissance américaine » s’est attiré une avalanche de compliments depuis sa parution. Un chroniqueur du Washington Post (Robert J. Samuelson) en parle même comme du « livre d’économie sans doute le plus important de l’année ». Gordon n’ajoute pourtant rien de fondamentalement nouveau à sa réflexion. Mais il donne à celle-ci, sur près de 800 pages, une ampleur qui force le respect. Aux lecteurs convaincus que la Silicon Valley va révolutionner les modes de vie, il suggère ceci : imaginez ce que vous ressentiriez en entrant dans l’appartement d’un Américain moyen de 1940. Puis représentez-vous la même expérience pour un Américain de 1940 qui remontrait le temps jusqu’en 1870. « Vous ou moi pourrions tomber sur un appartement des années 1940 […] et le trouver globalement fonctionnel, soutient Krugman dans son article. Nous serions contrariés par l’absence de télévision et d’Internet – mais pas horrifiés, ni dégoûtés ». L’Américain de 1940, lui, aurait beaucoup plus de mal à revenir en arrière. Les effets des cinq « grandes inventions » qui ont tiré la croissance entre 1870 et 1970 (l’électricité, l’assainissement urbain, la chimie et la pharmacie, le moteur à combustion et les communications modernes) ont rendu la vie méconnaissable. « L’invention de l’électricité a apporté de la lumière aux soirées. L’invention du téléphone a tué la distance. Et l’invention de ce que General Electric appelait les appareils électrodomestiques a libéré les femmes de la servitude ménagère », énumère The Economist. L’arrivée d’Internet n’a rien de comparable, assure Gordon. Car, à ses yeux, la révolution informatique est « unidimensionnelle », contrairement à celle qui l’a précédée : elle se cantonne aux domaines de l’information, de la communication et du divertissement. L’universitaire est en outre persuadé que l’essentiel est derrière nous, et que les effets du phénomène sur la croissance resteront modestes. En témoigne selon lui le taux de productivité. Celui-ci a augmenté en moyenne de 1,62 % par an entre 1970 et 2014 aux États-Unis, contre 2,82 % entre 1920 et 1970. Voilà la preuve que le « siècle spécial » (la période de forte croissance) s’est définitivement achevé il y a plus de quarante ans. « La voiture sans conducteur ne change pas autant le monde que l’invention de la voiture elle-même », souligne The Economist. Les Américains devraient en prendre acte et se préparer à l’inévitable stagnation des revenus moyens pendant une période qui pourrait durer vingt-cinq ans. La plupart des critiques accordent à Gordon d’avoir peut-être raison sur ce point. Il est possible que ni le numérique, ni les objets connectés, ni les imprimantes 3D, ni l’intelligence artificielle, ni rien de ce qui sort des cerveaux en ébullition de la « tech » californienne ne se traduise substantiellement en termes de croissance. En revanche, écrit Krugman, « je soupçonne que des phénomènes comme les réseaux sociaux changent davantage la vie des gens que Gordon ne le reconnaît ». D’une manière générale, renchérit The Economist, l’auteur « sous-estime à quel point la révolution numérique est en train de bouleverser chaque aspect de notre vie quotidienne ».
LE LIVRE
LE LIVRE

Ascension et déclin de la croissance américaine de Robert Gordon, Princeton University Press, 2016

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