Justice dévoyée

Le septième livre de Denis Salas (1) poursuit sa réflexion sur l’évolution de la justice à l’aune des évolutions économiques et sociales. Le caractère un peu haché de sa composition et de son argument doit certainement à sa hâte de le voir publier en période électorale pour peser sur le débat. L’impact de la sécurité sur l’exercice de la justice aujourd’hui en France en est le thème principal. Ce constat est foncièrement pessimiste, mais en même temps ne peut empêcher de pointer des formes nouvelles de justice qui constituent « les utopies de demain ». Les utopies qui sous-tendent la recherche de la sécurité sont devenues dangereuses, autant en raison de leur nature que par l’utilisation idéologique qu’en fait la droite depuis des années. La présidence Sarkozy n’étant que le feu d’artifice d’un libéralisme qui ne veut voir dans l’homme qu’un être entièrement responsable de ses actes – ce qui diminue et fait disparaître son environnement social et économique et délivre de toute responsabilité le corps social. Le néo-libéralisme met sur le marché des hommes sans entraves et sans histoire, apte à s’emparer des outils qui font d’eux des producteurs et des consommateurs de plein exercice. La dérive, l’accident, la transmission sont des facteurs à surmonter chacun pour soi. « Le crime est un choix, non pas un destin » (2). Le délinquant doit payer, il a failli à sa responsabilité et la justice juge des « coupables », comme le dit tout naïvement notre président dans une adresse au corps des magistrats en janvier à Dijon. Dès lors, s’il ne sert plus à grand-chose de vouloir reconstituer la vie du délinquant pour mieux moduler sa responsabilité, la nature et la longueur de la peine, autant que la justice fonctionne vite, qu’elle apporte une réponse efficace d’élimination et surtout apporte consolation aux victimes. Le premier devoir de la justice est de rendre justice aux victimes. Cette présidence a été celle des victimes. Le président fait montre de son humanité en s’affichant aux côtés des victimes, en joignant son lamento politicien aux pleurs des victimes. Si l’on se rappelle que ce président est président du Conseil supérieur de la magistrature, on voit la confusion désastreuse des genres, la mise au service d’une des parties au procès du poids de l’État. En cela, toutes les règles élémentaires de ce qu’on pense être l’organisation basique de la démocratie sont bafouées. Sécurité, la tentation d’une société sans crime. Le retour à une société originelle, même pas imaginable dans les écrits de nos religions, « retrouver l’innocence à partir d’un monde noyé dans le mal » (3) c’est dire le totalitarisme que révèle cette utopie traduite en actions, proposées à l’adhésion immédiate des citoyens. Plusieurs directions sont empruntées par cette furie sécuritaire.

-       La prévention de l’acte délinquant par la détection des comportements et autres indices chez la personne permettant d’induire un passage à l’acte. Nous sommes là dans la voie décrite par le film Minority Report (4).Les techniques prédictives mises au point dans le domaine des assurances sont reprises notamment par les experts sur les délinquants sexuels. La recherche fait florès également dans le développement de logiciels intelligents détectant des attitudes physiques annonçant l’acte délinquant, dans l’utilisation de l’imagerie médicale du cerveau pour détecter des activités cérébrales déclenchant des pulsions sexuelles vers les enfants.

-       La mise à l’écart définitive des personnes susceptibles de récidiver par le biais des peines plancher, par le biais des mesures de sûreté qui aboutissent à rendre les peines « éternelles ». De plus en plus, le jugement des hommes est remplacé par celui de la science. Ainsi, une loi suisse sur les mesures de sûreté à l’encontre des délinquants sexuels violents décrète le prolongement automatique de l’internement « sauf si de nouvelles connaissances scientifiques permettent de penser que le délinquant ne présente plus de danger pour la collectivité » (5).

-       L’abandon massif au secteur privé de pans entiers de la réponse pénale à la délinquance. Cet abandon se fait par le biais de la sous-traitance de fonctions touchant aussi bien aux pouvoirs de surveillance, de contrôle, d’enquête, d’arrestation, d’enfermement. Seul encore, le pouvoir de juger semble échapper à cette « privatisation ». À l’œuvre est la logique du profit, habilement complétée par la nécessité de contenir la dépense publique, mais surtout d’accroître l’efficacité. Cette appropriation de fonctions par le privé se double d’une appropriation de territoires. Ainsi, plus de deux cents quartiers de Los Angeles ont été sous-traités au secteur privé (6) pour exercer toutes les fonctions de sécurité, sans oublier les gated communities.

-       La réduction de l’incertitude que constitue la décision du juge. La rationalité économique supporte mal les aléas de la jurisprudence, ainsi l’encadrement de la décision du juge est-il de plus en plus recherché. Cela va de processus relativement démocratiques comme les  conférences de jurisprudence, jusqu’à des peines obligatoires, prévues par la loi, et dont le juge ne peut s’écarter qu’en motivant expressément ses raisons. Quand on pense à des audiences qui durent de longues heures, avec des cas répétitifs, on pressent la rareté de l’utilisation de la liberté laissée au juge. Un autre procédé est de mettre « sous contrôle » le juge. Ainsi, le délire victimaire a conduit la France à mettre des représentants d’associations de victimes dans les commissions statuant sur les libérations conditionnelles. On ne s’étonnera pas d’avoir vu le nombre des libérations diminuer fortement. L’accroissement de la population carcérale est dû essentiellement à l’allongement des peines.

-       L’outil le plus redoutable que met en lumière Denis Salas, c’est la perversion des mots, du droit, de la loi. Les mots n’ont plus le même sens, ils sont retournés dans une optique « guerrière », de mise en lumière de l’ennemi. Car nous sommes entourés d’ennemis, non seulement venus de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Police et justice deviennent les remparts de l’indépendance de notre territoire, de la préservation de la nation. Le péril est sans interruption, il se traduit par une densité du discours alarmiste, usant et abusant de la plainte des victimes, l’étalage dans les médias d’interventions policières servant à montrer l’ampleur du matériel utilisé, l’installation dans nos représentations mentales du policier-robocop, la multiplication de textes de lois, la « pénalisation de la vie sociale »…

  Ces grandes tendances se retrouvent-elles dans le monde occidental ? Denis Salas reconnaît une grande singularité au système français dans la mesure où sa démonstration tend à montrer que depuis la Révolution, la justice n’a jamais été reconnue comme un troisième pouvoir et dotée des moyens de peser sur la morale publique. Entre les mains du pouvoir, la justice résiste mal à l’emprise sécuritaire actuelle. Les juges sont méprisés et se gouvernent de façon méprisable ; « Vous êtes un vassal loyal si vous respectez l’attente de vos supérieurs. Dans le cas contraire, vous êtes déloyal » (7). Denis Salas ne perçoit pas que cette manipulation des esprits est inhérente au système hiérarchique sévissant dans la magistrature. Aucune magistrature au monde n’a autant de grades qui sont autant d’occasion à influer, contrôler les esprits et les dires. À trop parler de la seule réforme du Conseil supérieur de la magistrature, on oublie l’essentiel, la hiérarchie. Salas aborde le temps des réformes en oubliant celle de la hiérarchie, mais aussi celle de la séparation des magistrats du Parquet et du Siège. La Cour européenne vient de rappeler opportunément qu’on ne lui fera pas croire qu’un magistrat soumis aux ordres d’une hiérarchie est indépendant et que le justiciable peut avoir confiance dans son juge. On comprend mal le refus d’une grande partie de la magistrature d’accepter cette séparation dont un effet bénéfique serait enfin de renforcer le contrôle de la police par des juristes de haut niveau. Un Parquet séparé prendrait la direction de la police. Sous cette double condition, viendrait le temps des juges, car paradoxalement, le recours au juge se révèle de plus en plus nécessaire, ne serait ce que pour compenser les errements du marché appliqué à tous les domaines de la vie, appliqué au corps lui-même. La justice est une revendication du discours politique ; justice au sens de l’équité, de l’égalité, mais aussi justice au sens d’un énoncé nécessaire du droit pour faire face aux pertes d’identité des citoyens d’aujourd’hui. Le temps de la justice s’annonce-t-il ? L’entrée des citoyens dans les juridictions est un signe fort d’une appropriation possible de la justice. Il est d’autres réformes à entreprendre mais dans l’optique d’une justice devenant un lieu de parole, de débat, un lieu où la personne, qu’elle soit criminelle ou victime doit apparaître dans toute son humanité. Au cours de mes études de magistrat, j’avais rencontré un texte de Hegel paru dans un journal en 1806 dont j’ai retrouvé la trace dans le dernier livre d’Edgar Morin (8), qui m’a toujours fait résonner  l’impératif de la singularité de la personne présente à mes audiences. « Pour qui connaît bien les hommes, il est important de suivre la formation de la mentalité du criminel ; son passé, son éducation, la mésentente entre son père et sa mère, la répression impitoyable d’une faute minime expliquent l’amertume de cet être humain envers l’ordre social. Sa première réaction contre cet ordre l’en a exclu, et, dès lors, ne lui a plus permis de subsister que par le crime. Il y aura bien des gens pour dire en entendant ceci : “Il cherche à excuser un assassin !” Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite : ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier, et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain. “Vieille femme, tes œufs sont pourris”, dit la servante à la marchande. “Quoi ?” réplique-t-elle, “Pourris, mes œufs ? Pourrie toi-même ! Tu oses dire cela de mes œufs ? Toi dont le père a couru les grands chemins, dévoré par les poux ? dont la mère est partie avec les Français ? dont la grand-mère est morte à l’hospice ? Achète-toi une vraie chemise pour remplacer ce fichu de pacotille ! On sait bien où elle a trouvé son fichu et ses bonnets ! Si ce n’était de ces officiers, je n’en connais guère qui seraient attifées de la sorte aujourd’hui ! Et si nos nobles dames prenaient plus de soin de leur maisonnée, j’en connais au contraire beaucoup qui seraient en prison à l’heure qu’il est ! Va donc repriser les trous de tes bas !” Bref, elle ne lui laisse pas un fil sur le dos. Elle pense de façon abstraite et met tout ensemble la femme, son fichu, son bonnet et sa chemise, ses doigts et autres parties de son corps, son père et toute sa famille, simplement parce qu’elle a commis le crime de trouver ses œufs pourris. Tout ce qui la touche prend la couleur de ces œufs. Chez les Prussiens, il est permis de battre un soldat puisque c’est une canaille ; est canaille tout ce qui peut être rossé. Aussi le simple soldat est-il pour l’officier cet abstractum d’un sujet rossable à merci dont un gentilhomme qui a uniforme et port d’épée doit se préoccuper, quitte à faire pacte avec le diable. » (9) Michel Marcus 1. La Justice dévoyée, critique des utopies sécuritaires, Les Arènes, 2012. 2. Philip Cook, professeur d’économie et de sociologie à l’université Duke, en introduction à une conférence organisée par le Johns Jay/Guggenheim sur la recherché des causes de la diminution de la criminalité aux Etats-Unis, le 10 Février 2012. 3. p. 57 op cit 4. Minority Report, film de Steven Spielberg, 2002 5. p. 102 op cit 6. « Business improvement Districts » 7. p. 11 op cit 8. Mes philosophes, de Edgar Morin 9. Traduit par Marie-Thérèse Bernon, Revue d’Enseignement de la Philosophie, 22e année, N° 4, Avril-Mai 1972.    
LE LIVRE
LE LIVRE

La justice dévoyée de Justice dévoyée, Les Arènes

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