La dérision de Flaubert
Publié dans le magazine Books n° 19, février 2011.
Tel est le point de vue dominant : Flaubert méprisait les personnages de ses romans. Est-ce bien certain ?
La vingtième traduction anglaise de Madame Bovary est parue, sous la plume de l’écrivain américaine Lydia Davis. Orfèvre en écriture, celle-ci s’est attirée de nombreux éloges, tant la langue de Flaubert est rendue dans sa pureté et sa concision. Lydia Davis, qui a aussi fourni une traduction remarquée de Du côté de chez Swann, a pourtant exprimé les réserves que le roman de Flaubert lui inspire. « Je trouve vraiment intéressant ce qu’il fait avec la langue, mais je ne dirais pas que je suis entrée en empathie avec le livre. J’en connais aussi un bout sur son attitude : il méprisait chaque personnage du livre, il méprisait leur mode de vie et eut horriblement de peine à l’écrire, parce que ce n’était pas le genre de livre qu’il voulait écrire », dit-elle dans un entretien au New York Times. « Et j’aime les héroïnes qui pensent et ressentent… Enfin, je ne trouve pas qu’Emma Bovary soit admirable ni aimable – mais Flaubert ne le trouvait pas non plus. » Elle le redit dans un entretien au Financial Times : « Il méprisait ses personnages, méprisait leur mode de pensée et leur façon d’être. »
Largement partagé, ce point de vue ne fait pas l’unanimité, comme l’atteste l’analyse d’Un cœur simple que Books a récemment publiée (Anthony Daniels, « Le cœur simple de Flaubert », Books, n° 17, novembre 2010, p. 62-65). Dans la New York Review of Books, l’écrivain britannique Jonathan Raban saisit l’occasion fournie par cette nouvelle traduction pour s’inscrire en faux contre la vision d’un Flaubert principalement animé par l’esprit de dérision. Raban n’est pas un francophone averti, mais un « fan » des trois grands romans de l’écrivain français. Il a lu sa correspondance et s’est plongé dans ses manuscrits, aujourd’hui disponibles sur le Web (1). Pour son plaisir, il a relu l’été dernier quatre des meilleures traductions anglaises de Madame Bovary, en les comparant avec celle de Lydia Davis – qu’il juge la meilleure, même si elle souffre parfois de « pédantisme ». « Il ne considère pas ses personnages comme méprisables », écrit Raban, rappelant que le roman commence (dans l’ultime version) par le mot « nous » – évocation très personnelle de l’élève Charles Bovary, installé sur les mêmes bancs de ce collège de Rouen où Flaubert avait usé ses culottes. « En ouvrant ainsi son roman, il installe le terrain de Madame Bovary sur son sol natal. Il n’est pas le Parisien hautain écrivant une satire sur la vie obscure de gens de province, il était lui-même Normand dans sa chair. De la grande chambre du second étage de la maison de sa mère, à Croisset, où il écrivait, il pouvait voir, de l’autre côté de la Seine, des villages et de petits bourgs marchands très comparables à Tostes et à Yonville-l’Abbaye. Son roman est saturé d’autobiographie. » Ce n’est pas un hasard, estime le Britannique, si le mot « nous » resurgit comme un diable de sa boîte à un moment clé, dans un passage devenu célèbre, quand le romancier « lève le masque » pour défendre Emma contre le jugement cynique porté par Rodolphe sur les clichés de ses mots d’amour : « Comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles (2). » Chez Flaubert, écrit Raban en s’appuyant sur divers exemples, « le style autorise la satire et l’empathie à coexister dans la même phrase ».
Notes
1| bovary.univ-rouen.fr
2| Madame Bovary, deuxième partie, chapitre 12.