La maison vide de Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates, s’est emparée d’un nouveau personnage : Mrs. Smith, née Oates, 73 ans, veuve de feu Raymond Smith, emporté en une semaine par une infection pulmonaire en 2008, après 47 ans et 25 jours d’une union ininterrompue avec la grande « JCO ». Celle-ci a tenu la chronique de sa première année de veuvage – sa « vie posthume », comme elle l’appelle. Résultat : 415 pages d’une énumération pathétique de douleurs quotidiennes et de questionnements existentiels, dont les défauts mêmes éclairent l’expérience du deuil.

Joyce Carol Oates, s’est emparée d’un nouveau personnage : Mrs. Smith, née Oates, 73 ans, veuve de feu Raymond Smith, emporté en une semaine par une infection pulmonaire en 2008, après 47 ans et 25 jours d’une union ininterrompue avec la grande « JCO ». Celle-ci a tenu la chronique de sa première année de veuvage – sa « vie posthume », comme elle l’appelle. Résultat : 415 pages d’une énumération pathétique de douleurs quotidiennes et de questionnements existentiels, dont les défauts mêmes éclairent l’expérience du deuil : « Le livre est répétitif ? Le deuil aussi. Le livre est parfois incohérent ? Le deuil aussi », relève Julian Barnes dans la New York Review of Books. Oates, qui a peint au fil de ses 55 romans tant de personnages aux prises avec des sentiments extrêmes, fait ici le portrait infiniment touchant de son propre « dérangement ». Entre désespoir et culpabilité de survivre (l’impression de « trahison des morts par les vivants »), errant dans une « maison vidée de son sens, comme un ballon crevé », Oates écrit : « Mon chagrin est la façade de ma folie ; ma folie est la façade de mon chagrin. » Elle dévoile aussi dans A Widow’s Story des bribes d’un mariage en apparence parfaitement harmonieux, mais dont certains détails ne manquent pas de surprendre : les époux Smith avaient pour règle de ne rien partager qui soit « contrariant, déprimant ou démoralisant – à moins que ce ne soit inévitable » ; plus curieusement encore, « Ray » – qui dirigeait l’Ontario Review – « lisait presque tout ce que sa femme écrivait en matière de non-fiction, mais très peu sa littérature », relève Barnes. Oates, de son côté, découvrira en rangeant les affaires du défunt qu’il avait continué de rédiger au début de leur mariage un roman qu’elle pensait abandonné. Et d’autres choses encore, qui lui font penser que, « malgré tout ce que je savais si bien de Ray, je ne connaissais pas son imagination ». « Pas plus, peut-être, que lui ne connaissait la sienne, étant donné qu’il lisait rarement ses romans », commente Barnes. Le non-dit affecte le récit lui-même. Pourquoi Joyce Carol Oates et son mari n’ont-ils pas eu d’enfants ? Quid de leur vie intime ? Quid, aussi, de sa croyance à elle dans une vie après la mort ? Apparemment pas grand-chose. Le livre est en revanche parsemé de conseils pratiques, sorte de guide à l’usage de ceux qui restent : la veuve, écrit Oates, doit toujours laisser ses clés au même endroit, pour éviter de les perdre, car il n’y a plus personne pour lui ouvrir la porte ; il lui est aussi conseillé de dormir avec des chaussettes en laine. Cahin-caha, de page en page, JCO survit. Grâce aux amis et en dépit de leurs maladresses, de leurs remarques blessantes, ou de leurs curieuses injonctions (« Souffre, Joyce, Ray le valait bien ! »). Grâce encore à diverses potions pharmacologiques, son « rosaire de pilules ». Grâce enfin au suicide – pas l’acte lui-même, mais son attirante possibilité, « la plus indicible des lubricités ». Oates finit par apercevoir une rive, celle des vivants, où elle ne se sent plus « comme un paraplégique contemplant des danseurs ». Peu à peu, elle cesse d’appeler le répondeur de sa propre maison pour réentendre la voix de Ray. Mieux encore : à la 414e page apparaît subrepticement un neuroscientifique qu’elle épousera un peu plus d’un an après le décès de son mari. C’est là que le bât blesse pour Janet Maslin, qui signe une critique sévère dans le New York Times : si elle ne reproche pas à Oates son remariage, elle s’étonne que ce dernier ne trouve pas sa place dans un récit « assez long et sinueux pour s’attarder sur un répondeur » ; cela discrédite à ses yeux un ouvrage « abusivement présenté comme plein de courage et de sincérité ». Et prouverait que JCO « cherche délibérément à exploiter le filon des livres sur le veuvage, un marché jusqu’alors dominé par Joan Didion » (1). Les discussions suscitées par ces propos de Maslin auraient suffi à assurer la promotion du livre, s’il y en avait eu le moindre besoin.  

Notes

(1) Joan Didion raconte dans L’Année de la pensée magique (Grasset, 2007 ; rééd. LGF, 2009) l’année qui a suivi la mort de son mari, l’écrivain John Gregory Dunne, fin 2003. Le livre a connu un grand succès critique et commercial.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’histoire d’une veuve de La maison vide de Joyce Carol Oates, HarperCollins

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