Le 2e piège de Google (avec remerciements à Robert Darnton)

Dans deux articles importants de la New York Review of Books (The Library in the new Age, - voir aussi ma réponse à l’article - et Google and the Future of Books). Robert Darnton a analysé le projet de numérisation de masse entrepris par la compagnie Google. Ainsi qu'il le dit lui même, le projet, par son ampleur, mais aussi à cause de ses modalités, conduit quelque part entre l'enthousiasme utopique et les jérémiades, ce qui, dialectiquement, pourraient assez bien caractériser les tension intellectuelles de ce Siècle des Lumières dont il est l'un des meilleurs spécialistes. Mais, contrairement, à l'attitude de nombreux penseurs du XVIIIe siècle, il termine par une note assez pessimiste en déplorant en particulier que les bibliothèques et les fondations soient restées sur la touche tandis que Google allait de l'avant et numérisait (et numérise encore) à tour de bras.

En fait, le problème n'est pas fondamentalement Google, mais plutôt la façon dont le conflit avec les éditeurs a été résolu. Dans sa configuration actuelle, Google se comporte à peu près aussi bien qu'on puisse l'espérer d'une compagnie privée, avec des actionnaires. En focalisant clairement sur sa capacité à piocher dans des montagnes de données numériques, Google peut effectivement rechercher le profit optimal sans trop menacer directement le droit à l'accès. En bref, Google tend à se comporter en assez bon citoyen, ou du moins tient à en conserver l'apparence, ce qui pose quelques limites à ses activités commerciales … pour le moment.

Évidemment, ce que sera Google dans dix, quinze, vingt ans, nul ne le sait. De ce fait, une épée de Damoclès pend désormais au-dessus de l'édition en général par le fait même que Google a réussi à se doter d'un monopole assez particulier dont nous allons esquisser plus loin les contours. Ce monopole sera légalement établi seulement après qu'un juge aura approuvé l'accord rédigé en commun par la compagnie de Mountain View, l'Association of American Publishers et l'Authors Guild et il ne concerne que les copyrights de droit américain.

L'accord, tout le monde s'entend, est complexe. De plus, il est rédigé dans ce sabir étrange, apparemment dérivé de l'anglais, et couramment appelé legalese. On peut, pour se régaler, le lire en entier à cette adresse. De cet exercice palpitant s'en dégagent quelques grands traits :


1.    Cet accord ne concerne que les livres sous droits;
2.    Google peut continuer de numériser;
3.    Les livres sous droits mais épuisés font partie, par défaut, de l'accord, mais les propriétaires des droits peuvent se retirer de cet accord.
4.    Les livres sous droits et disponibles commercialement ne font pas partie de l'accord, mais les propriétaires peuvent demander leur inclusion (!!!);
5.    L'accord prévoit quatre modalités d'accès aux ouvrages couverts par l'accord :
     (a)    Un individu peut ouvrir un compte avec Google pour obtenir l'accès perpétuel à un ouvrage sous droits, mais épuisé;
     (b)    Tout individu pourra avoir accès en tout temps à environ 20% de tout ouvrage sous droits. En même temps, le lecteur pourra savoir où trouver le livre en bibliothèque (un service qu'offre déjà Worldcat de OCLC, incidemment), ou comment l'acheter;
     (c)    L’Institution Subscription Database (ISD) comprend toute la base de données des ouvrages sous droits, mais épuisés, et des institutions, telles les universités, pourront s'abonner à cette base, en totalité ou en partie, à un tarif à déterminer, mais basé sur le nombre d'étudiants à temps plein. Dans certaines limites, on pourra imprimer (par exemple, vingt pages à la fois).
     (d)    Finalement, un Public Access Service (PAS) est prévu pour les bibliothèques qui ne s'abonneront pas à l'ISD. Il prévoit la présence d'un terminal unique par bâtiment de la bibliothèque et des frais d'impression calculés à la page. Pendant cinq ans, Google prendra en charge ces frais d'impression, mais seulement jusqu'à concurrence de 3 millions de dollars.

Robert Darnton voit, bien sûr quelques avantages à cet accord. En particulier, si l'on imagine la bibliothèque d'une petite commune, celle-ci se retrouvera soudain avec un accès à plus de livres que la plupart des plus grandes bibliothèques du monde : tous les livres dans le domaine public plus tous les livres américains qui sont sous droits, mais épuisés. On parle là de millions de volumes et la clause 5.d ci-dessus ouvre cet accès partout aux États -Unis.

Mais il y perçoit aussi de graves problèmes dans cet accord, même si l'on se place dans la perspective strictement américaine qui n'est pas celle de la plupart des lecteurs de ce billet. Le plus grave est l'invulnérabilité de fait de Google face à la concurrence. En effet, l'accord couvre la très grande majorité des maisons d'édition et des auteurs qui détiennent des copyrights américains. Toute nouvelle tentative de numériser ces livres devra obtenir l'accord, un par un, de chaque maison d'édition et de chaque auteur. Google a obtenu ces accords d'un seul coup. En passant, si, au lieu de l'accord, on avait eu un procès finalement gagné par Google, cette victoire aurait été acquise en vertu du principe du fair use. Ironiquement, ceci aurait permis à de nouveaux projets de numérisation de voir le jour, en parallèle avec le projet de Google, et selon le même principe légal. Hélas, la façon dont ce différend a été réglé exclut désormais cette possibilité, ce qui signifie que, dans le cas des copyrights américains, Google détient désormais ce monopole de facto.

Au début des projets de numérisation et tout au long du processus de négociation, il apparaît que personne n'a vu très clairement cette conséquence conduisant à une nouvelle forme de monopole. De fait, le gouvernement américain a dormi au volant, comme il l'a fait un peu trop souvent depuis une dizaine d'années. Les fondations privées n'ont guère mieux fait et ont laissé passer l'occasion d'une numérisation de masse bien conduite. Le sursaut qui a sauvé le génome humain des griffes de Craig Ventner, le Président de Celera (la bien nommée, au prix d'une orthographie fantaisiste) n'a pas eu lieu dans ce cas-ci et, ainsi que Robert Darnton l'explique, il est désormais trop tard. On peut, bien sûr, imaginer un refus du juge, mais il apparaît peu probable.

Vu de l'extérieur des États-Unis, la situation peut paraître encore plus inquiétante. Les maisons d'édition situées hors des États-Unis vont vouloir négocier leur accord avec Google. Sur quelle base ? Comment ? Nul ne le sait, mais l'accord conclu aux États-Unis va probablement devenir le document de référence pour tout contrat futur. Si les maisons d'édition hors des États-Unis obtiennent mieux (de leur point de vue) de Google que leurs collègues américains, cela se traduira par un accès plus restreint aux livres, soit par le moyen des tarifs, soit par les modalités d'accès, ou les deux. Cela voudra dire que les livres sous copyright américain seront plus faciles à consulter que les autres, ce qui devrait intéresser, par exemple, les grandes instances de la francophonie, mais aussi des autres aires linguistiques. En effet, si les maisons d'édition de France et de Navarre refusent de jouer avec Google, où jouent dur avec Google, cela voudra dire que les copyrights américains obtenus pour les traductions bénéficieront d'un surcroît de visibilité par rapport à leur original. Vive Camus, Sartre et Foucault en anglais, dans le monde entier !

La parade n'est pas facile à imaginer, sauf à produire une vaste collection de livres épuisés mais sous droit en accès totalement libre, y compris les livres américains traduits en français, espagnol, etc. Voilà qui secouerait le cocotier mondial de l'édition et qui forcerait une ouverture plus grande, un accès plus libre aux ouvrages américains. Mais qui dispose des moyens nécessaires pour engendrer les vibrations nécessaires avec une intensité suffisante ? La BNF ? Hmmmmmmmmm Qui dispose de la volonté politique et des ressources financières pour conduire un tel projet ? Difficile à dire.
Peut-être qu'en cette époque de crise financière, il est temps d'apprendre aux chômeurs à tout numériser partout (contre salaire s'entend) et ainsi relancer l'économie tout en arrachant une partie de la culture mondiale à Google. Plus sérieusement, ce qui est en train de se passer aux États-Unis appelle une réaction hors des États-Unis suffisamment coordonnée pour forcer les Américains à s'harmoniser au reste du monde, et non l'inverse. La meilleure façon repose probablement sur un mélange d'actions gouvernementales et d'initiatives distribuées qui, ensemble, pourraient reproduire dans le monde de l'édition les résultats étonnants du logiciel libre contre Microsoft. La première mesure à prendre, d'urgence, c'est que tous les livres envoyés en dépôt légal soient accompagnés obligatoirement de leur pendant numérique dans un format approprié. Mais ce n'est que le tout premier pas d'une longue campagne.

Sur le même sujet : l’interview que Robert Darnton a accordé à Books et la réaction, en vidéo, de Bruno Racine, président de la BnF.

LE LIVRE
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1968. Le long chemin de la démocratie de Le 2e piège de Google (avec remerciements à Robert Darnton), Cal y arena

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