Le cas Naipaul

Le prix Nobel revient en Afrique et fait plus que jamais scandale. Est-il raciste ? La polémique est intense.

«J’appréhende que le livre soit perçu comme hostile à l’Afrique. » Sir V.S. Naipaul confiait cette crainte au London Evening Standard quelques jours avant la parution de son dernier récit de voyage – son trentième livre. Le déferlement de critiques qui a suivi montre à quel point elle était fondée. Renouant avec ses pérégrinations africaines des années 1970 et 1980, Naipaul (depuis auréolé du Nobel) explore dans The Masque of Africa ce qui reste des « croyances africaines » : un ensemble de pratiques qu’il regroupe sous le terme de « magie », et « que la plupart d’entre nous appellerions “animisme” », précise le New Statesman. De mausolées en autels, d’antres de sorciers en céré¬monies rituelles, l’écrivain natif de Trinidad visite six pays – Ouganda, Nigeria, Ghana, Côte d’Ivoire, Gabon et Afrique du Sud – sur les traces des traditions religieuses.

Une démarche inepte aux yeux du romancier Robert Harris, qui signe dans le Sunday Times une critique d’une rare violence. « Aborder la complexité de l’Afrique contemporaine par la lorgnette des sorciers revient à essayer d’écrire sur la Grande-Bretagne actuelle en se fondant sur les druides d’antan et les astrologues de nos journaux », ironise-t-il, ne voyant là qu’un prétexte à l’expression de jugements nauséabonds : « La répugnance de Naipaul pour la saleté des rues et la paresse des Africains est l’un des leitmotiv du livre », comme sa préoccupation pour le sort des animaux, « le seul qui lui inspire un semblant de compassion ». Le grand homme de lettres ferait aussi preuve d’une impardonnable légèreté. En visite chez un marchand d’ingrédients destinés au muti (« sorcellerie » en zoulou), Naipaul note que les têtes de cheval sont chères, mais « peut-être pas autant que les seins d’une femme blanche que quelqu’un avait, d’après la police, proposé pour le muti ». De telles affirmations « toxiques et non vérifiées » rappellent à Harris le leader d’extrême droite britannique Oswald Mosley, « lorsqu’il faisait campagne en accusant les Noirs de séquestrer des Blanches dans des caves ».

Mais Naipaul a également des défenseurs. Sur son blog de la National Review, le commentateur conservateur David Pryce-Jones dénonce la réaction de Harris, typique à ses yeux de la façon dont les bien-pensants traitent les sujets qui dérangent : « Incapable de montrer en quoi ce livre est mauvais, il se contente de brandir l’adjectif “repoussant”. » D’autres, tel Patrick Mar¬nham dans le Spectator, félicitent Naipaul de s’attaquer à « l’une des dimensions les moins discutées de la société africaine contemporaine. Il veut donner sa chance à l’irrationalité, la comprendre au lieu de s’en moquer ».

L’ensemble des critiques apparaît néanmoins perplexe. Jusqu’à son arrivée en Afrique du Sud, « Naipaul accumule les preuves de ce que les religions traditionnelles perdent du terrain, ou se transforment par hybridation avec l’Islam et la Chrétienté », rapporte Norman Rush dans la New York Review of Books. Mais cette thèse se heurte à l’Afrique du Sud, où l’écrivain constate la persistance des croyances ancestrales, « sous leurs formes les plus transgressives ». Il doit aussi admettre qu’il est vain de les analyser hors de tout contexte politique ou social, comme il prétendait le faire jusqu’à cette ultime étape. « Décrypter la vision du monde de Naipaul est au-dessus de mes forces », avoue Rush, qui recommande de lire l’ouvrage comme une série de « tableaux » sans prétention didactique.

Mais quand bien même ils le feraient, « les lecteurs avides de Naipaul ont un nouveau problème », affirme William Boyd dans le Times : « Depuis la sidérante biographie que lui a consacrée Patrick French, toute l’œuvre de Naipaul doit être lue à travers le filtre des révélations qu’elle contient (1). » Car l’on sait désormais que Naipaul ne voyage pas seul, qu’il laisse à d’autres une bonne partie du travail de terrain et qu’il ne souffre aucune intervention éditoriale, ce qui pourrait expliquer pourquoi « le livre donne l’impression d’un premier jet ».

1| Lire à ce sujet « L’effroyable Monsieur Naipaul », Books, n° 4, avril 2009, p. 45-49.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le masque de l’Afrique. Aperçu des croyances africaines de Le cas Naipaul, Picador

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