Le dernier hussard de Bucovine
Publié dans le magazine Books n° 19, février 2011.
Le roman satiriste d’un grand nom des lettres européennes fait revivre avec nostalgie le démembrement de l’Autriche-Hongrie et la fin de ses valeurs. Il sort aujourd'hui en France.
Connaissez-vous la Bucovine ? Cette minuscule région du nord des Carpates, que se partagent aujourd’hui l’Ukraine et la Roumanie, fut de 1774 à 1919 un avant-poste de l’Empire austro-hongrois, dont le rayonnement culturel fut très supérieur à sa superficie. La monarchie danubienne en fit une vitrine de sa politique assimilatrice. Roumains, Hongrois, Slovaques, Allemands, Ukrainiens y cohabitaient dans une relative harmonie. La capitale, Czernowitz, a vu naître deux au moins des plus grands auteurs de langue allemande du XXe siècle : le poète Paul Celan et le romancier Gregor von Rezzori, dont les éditions de l’Olivier rééditent Une hermine à Tchernopol.
Comme l’indique son nom, Rezzori n’était pas d’origine allemande. Ses ancêtres, des aristocrates siciliens, s’étaient mis au service des Habsbourg au XVIIIe siècle. Né en 1914, il a vécu le démembrement d’une Autriche-Hongrie dont il resta nostalgique jusqu’à sa mort, en 1998, comme tant d’écrivains de la Mitteleuropa. Ce nomade apatride, polyglotte exceptionnel, beau parleur, aimait aussi jouer de petits rôles au cinéma. Il incarna ainsi le magicien Diogène dans Viva Maria de Louis Malle, aux côtés de Brigitte Bardot et Jeanne Moreau. Le Journal qu’il tint à cette occasion et dont des extraits mordants parurent, à son insu, avant la fin du tournage, lui valut quelques inimitiés…
On lui a parfois reproché son cynisme et réduit ses œuvres à de simples satires. Une hermine à Tchernopol marque, à cet égard, un tournant. Rezzori s’y révèle un écrivain de premier plan. À la sortie de l’ouvrage en Allemagne, en 1958, Ruth Herrmann louait, dans Die Zeit, les talents de styliste d’un auteur dont « la langue est travaillée, retravaillée, peaufinée encore et encore ».
La « Tchernopol » du titre renvoie de façon presque transparente à Czernowitz, devenue après 1945 l’ukrainienne Tchernovtsy. Quant à l’hermine, c’est Tildy, hussard de l’armée austro-hongroise et l’un des principaux personnages de ce récit, dont l’intrigue est racontée par un narrateur anonyme qui se remémore son enfance. La Première Guerre mondiale vient de s’achever, l’Autriche-Hongrie a cessé d’exister et, avec elle, les valeurs dont Tildy est le représentant anachronique. Pour l’honneur d’une dame, le hussard provoque en duel deux de ses supérieurs. Plutôt que de l’affronter, ceux-ci le font enfermer dans un asile, première étape d’une déchéance qui le mènera à la mort. Une citation tirée du Physiologos, un bestiaire du IIe siècle attribué à un certain Didyme d’Antioche, donne la clé du titre : « L’hermine meurt quand son pelage est souillé. »
À l’occasion de la parution anglaise de l’ouvrage, en 1960 (un an avant la première édition française chez Gallimard), on pouvait lire dans Time : « Le hussard a joué avec l’essence de la vie et il a perdu. Le chaos est au cœur des choses et ceux qui, à l’instar de Tildy, tentent d’imposer des formes et des codes sont nobles mais condamnés. »